L'humain au centre de l'action future

Soufisme : de l'amour divin

Zakia Zouanat, spécialiste de soufisme, a comblé une assistance de « mouhibbin», amoureux du soufisme, d'une soirée mémorable avec sa causerie sur l'amour divin, source du vrai amour entre les humains. Ramadan s'est éloigné, sa charge de spiritualité irri

18 Décembre 2002 À 16:15

Particulièrement l'une d'elles qui a traité d'un thème « central » comme l'a bien précisé son auteur. Zakia Zouanat, anthropologue, spécialiste de soufisme et écrivain, a ce soir-là entretenu une assistance nombreuse et séduite, de l'amour dans le soufisme. Un événement organisé par le Centre d'Etudes et de Recherches Tarik Ibn Zyad. Ce fut un grand moment de grâce en cette dernière décade de Ramadan, et si certains avaient manqué une soirée de «tahajjud» (dévotion nocturne surérogatoire) pour cette conférence, celle-ci avait aussi sa baraka, par la qualité du popos, la lumière émanant de la conférencière, le magnifique samae qui introduisit et clôtura la conférence…L'assemblée était composée de « mouhibbin », les « aimants » du soufisme, de ûlamas, tel le savant syrien Dr Sohaïb Al-Chami, invité des Causeries Hassaniennes. La conférence fut présentée par Faouzi Skalli, qui vient de reprendre sa fonction de Directeur du Festival des Musiques Sacrées de Fès.
En prélude Zakia Zouanat rappelle que la vie humaine a été Conçue par l'Acte, en même temps Ordre du Très-Haut : « amr », «Kun !», «Sois !». Et elle spécifie d'emblée que l'Amour en est le centre : l'Amour, création Divine, sentiment Divin, c'est Dieu qui le premier Aima et Aime, et l'Amour est le noyau de toute sa Création. Puis elle souligne qu'en soufisme « le concept d'amour y occupe, en effet, une place génératrice, exprimée dans des formes majestueuses, voire magistrales ». Elle expliquera comment l'amour est le début et la fin. « Le début, dit-elle, parce qu'il émane de la déclaration qui fonde toute adhésion à l'Islam, « ashhadu an lâ ilâha illâ Allâh…». (…). La formule « lâ illâ» (« il n'y a que») ne cache-t-elle pas cette autre : « je T'aime et je n'aime que Toi » ? L'amour est la fin parce qu'il concrétise l'ultime accomplissement qui est une réalisation dans l'amour, et n'est possible qu'à travers l'amour, mais c'est là une fin infinie puisqu'il s'agit du troisième voyage dans la Vérité, qualifiable seulement à travers le goût des grands amoureux, les grands soufis… ». Le début et la fin, l'origine et le retour, le revenir à l'origine, à « l'Unicité primordiale » : ce sentiment, précise-t-elle, qui « nous dispose à goûter un sentiment d'Unité, ou encore à sortir de ce qu'on appelle la « nafs», le moi, égo étriqué et arrogant, pour nous rapprocher d'une dimension plus large de notre être, le soi ».
Cette capacité d'amour, les soufis la puisent dans la source essentielle, le Coran. « Une quête pour une reconquête, poursuit Zakia Zouanat, (…) qu'il est possible à tous de retrouver, pour peu « qu'on soit troublé par la pensée d'Allâh», selon la belle expression du shaykh Ahmed Alawî de Mostaganem». Possible d'en trouver la voie si dans l'âme «la couche de nuages (est) assez mince, dit Zakia, pour qu'au moins quelques clartés de la lumière du cœur puissent percer les ténèbres, et ramener la conscience de la réalité spirituelle, et offrir ainsi «un pressentiment des états supérieurs ». Elle cite le Signe du Coran : «Dieu fera venir des hommes, Il les aimera et ils L'aimeront », en y faisant observer que «c'est Lui qui aime le premier et qui appelle. C'est donc au don de la grâce, à l'initiative divine que répond l'amour du soufi ». Elle évoquera et commentera ensuite plusieurs paroles de soufis classiques sur l'amour, tels que Al-Sâri al-Saqatî, Abû Bakr al-Shiblî, Al-Junayd, Al-Tustarî, ... Des maîtres cléments, sévères, expansifs ou contractés, qui se sont exprimés selon leur nature propre (fitra), leur état spirituel (hâl), leur station dans leur cheminement (maqâm), explique-t-elle : «Les vers des uns sur l'amour confinent à l'extase, où l'ivresse spirituelle est gôutée (…), les paroles des autres confinent à la mortification, d'autres encore à l'union parfaite entre l'amoureux et le Bien-Aimé, mais toutes recèlent le respect de la loi, et l'effort dans cette action est aussi chanté ». Zakia Zouanat souligne à ce propos que « l'amour des soufis est pensé comme acte qui prend valeur de preuves d'amour ». Elle évoquera encore une figure prestigieuse et féminine du soufisme classique «considérée, dit Zakia, comme le chantre de l'amour divin : Rabi'a al-‘Adaouia. Elle a un vers, un cri d'amour : « Ô mon Dieu, si je T'aime par crainte de l'enfer, brûle-moi en enfer, et si je T'aime par espoir du paradis, exclus-moi du paradis, mais si je T'aime pour Toi-Même, ne me prive pas de Ta Beauté Eternelle ».
Viendront après cela deux moments sublimes de la conférence : lecture et commentaire de l'ode mystique de Rûmi, puis du poème d'Ibn Arabi : La manifestation de la Perfection, Kitâb al-Tajalliyât. Le poème de Rûmi chante l'amour pour son maître Shams-ul-Haqq de Tabrîz et sa reconnaissance envers lui, le maître étant le guide spirituel qui conduit à l'amour de Dieu. Citons ici le premier quatrain de cette ode splendide :
« Au firmament, une lune apparut, à l'aube,
Elle descendit du ciel et jeta sur moi son regard.
Tel un faucon qui saisit un oiseau, lors de la chasse,
Elle me ravit et m'emporta en haut des cieux.»
Et voici une partie du commentaire de Zakia Zouanat : «Rûmi n'a pas fait le voyage habituel pour parvenir à l'amour, l'amour est venu à lui. Sans doute pour lui, l'amour n'était possible que grâce à une rencontre de grâce comme celle-ci. Le voyage de l'amour est vertical, car nous admettons d'avance que celui à qui on dédie notre amour est élevé et sublime. La majesté de l'amour est assimilée ici à celle du faucon, avec ce que cela évoque comme violence majestueuse. (…) ». En se poursuivant, la lecture et le commentaire coulent comme des délices d'or savourant la beauté de l'amour.
«Tajallî al-kamal», poème d'In Arabi, « constitue selon Osman Yahia, indique Zakia, un tableau rhétorique véritablement unique dans la littérature spirituelle non seulement de l'Islam mais de l'humanité toute entière. Un chef d'œuvre artistique dans sa beauté, sa simplicité, sa profondeur. Le soufi andalou y a peint sa pensée sur Dieu, l'univers, et le destin de l'homme, c'est-à-dire la réalité existentielle dans la plus merveilleuse de ses manifestations, et la réalité humaine dans ses conditions les plus élevées ». Le public en dégusta deux lectures, la première en arabe, la seconde en français, puis la magistrale symphonie du commentaire, des dix mouvements du poème. «Les vérités exprimées par Ibn Arabi dans ce poème, dit Zakia, sont toutes coraniques et rien que coraniques. Il les exprime en dix mouvements, pour utiliser ce terme dans son sens musical, car quelle musique est plus mouvante que celle-ci ? ».
Pour finir, Zakia Zouanat lira encore un texte du Shaykh Abelkader al-Jilâni, «maillon incontournable dans ces chaînes d'or de l'initiation spirituelle », dit-elle. Et la pensée fondamentale que l'on en retiendra est celle-ci : le vrai amour entre humains ne devient possible que dans la cohérence de l'amour divin. Le vrai amour entre les êtres humains découle de cette Unicité primordiale qui se révèle par l'amour divin. « Hors de cette cohérence, dit Zakia Zouanat, l'être humain homme ou femme, quand il ou elle aime, n'aime que lui-même, par conséquent il ou elle reste dans un état farouche disputé entre l'état de fidélité et l'état de trahison. Pourquoi, parce que nous sommes faibles et parce que tout est éphémère. Quand l'éphémère s'associe à l'éternel, il s'imprègne de sa qualité d'éternité ; ainsi l'amour de l'humain pour l'humain devient réellement possible quand il passe à travers l'amour de Dieu, en concordance avec Sa loi ».
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