Souvenirs de mariage dans les douars du mont Tazerkount
MAP
12 Juillet 2002
À 21:33
Félicitez le maître de céans
Qui nous fait fête
Grâce au seigneur
Faites les hommages les plus grands
Comme le décrète
Notre Seigneur.
C'est par ces refrains amazighs -les altérations de la traduction en moins- que Mme Hadda Nait Hamd accueille l'évocation que je lui fais de la célébration du mariage de Sa Majesté Mohammed VI.
Outre la joie et l'émotion qu'elle me transmet à l'idée que sa réjouissance et ses félicitations sont bel et bien celles de millions de Marocains, elle parvient aussi à me replonger dans le lointain univers de notre enfance, sur le versant sud du mont Tazerkount.
La jeune grand-mère citadine d'aujourd'hui était alors une grande fille qui tenait souvent la main de son petit neveu que j'étais, pour nous rendre aux fêtes de mariage célébrés en grande pompe après les moissons, comme pour couronner une année de travail et profiter enfin des plaisirs de l'existence.
Occasions de grandes retrouvailles festives, nos mariages se distinguaient par la prestigieuse et incontournable danse Ahidouss. Dès la mi-journée, les femmes du douar tiennent la leur dans le patio de la maison, chantant au rythme de la seule percussion de leurs mains. Plus tard dans la soirée quand les invités auront dîné, c'est en plein air et sous l'incitation des youyous des femmes juchées sur les terrasses, que les hommes, tout de blanc vêtus, forment progressivement deux colonnes qui se font face pour la présentation. Les jeunes femmes s'infiltrent ensuite une à une dans la troupe, y apportant leurs couleurs chatoyantes, leurs parfums naturels et les bruits de leurs parures. Les chants s'égrènent alors au rythme envoûtant des percussions de tallount (bendir), dans la double magie du clair de lune et du crépitement d'un superbe feu de bois.
De jour ou de nuit, Ahidouss s'ouvrait toujours par ce chant des félicitations allègrement remémoré par Mme Hadda:
Saadhathas Ybab N'lfer'h
A Rabbi Awa
Gathas Thiram Nna Dhawninna
Rabbi Awa.
Honneur à l'hôte et place à une fête patiemment et discrètement préparée depuis le printemps.
Un grand projet
Offrir une grande fête n'est pas une mince affaire et c'est dès les mois d'avril ou de mai que l'on se met à y songer. Par des journées fraîches et lumineuses, le fellah peut déjà contempler la récompense de son labeur qui prend forme dans les bienfaits du Tout-Puissant. Le cheptel se porte bien, l'huile d'olive est déjà dans les jarres, la brise fait onduler les jeunes épis dans les champs et l'amandier laisse paraître ses fruits immatures.
L'espoir d'une bonne récolte permet au chef de famille de rêver à de grands projets pour l'été, et celui de marier son fils mûrira au fur et à mesure que mûrissent les amandes. Bientôt, en juillet quand les greniers sont pleins, on boit du thé en croquant ces fruits secs durcis par le soleil. Vendue aux souks de Bine Elouidane ou d'Afourer, l'amande, cet or vert de nos montagnes, rapporte au paysan une prime de fin d'année couronnant les plans qu'il n'a cessé de ruminer depuis des mois, afin de faire du mariage de son fils la plus belle fête qu'ait jamais connue le douar.
Le projet est d'abord livré à une rumeur de plusieurs jours ou plusieurs semaines, histoire sans doute, pour les uns et pour les autres, de se convaincre de sa fiabilité. Des émissaires discrets ou des rencontres dans les souks permettent ensuite aux deux parties de fixer la date de la demande en mariage. Celle-ci se fera par les parents du prétendant avec une petite délégation d'hommes et de femmes triés sur le volet. La dot est simple: des vêtements, du henné, des pains de sucre, des fruits secs, peut-être un bouc ou un mouton.
Pour la même occasion, les parents de la fille invitent quelques proches et des fqihs qui récitent des versets du Saint Coran. Le Maroc venait d'être indépendant et l'institution des adouls et de l'acte de mariage n'était pas encore généralisée.
Plutôt intime, cette rencontre scellait ainsi, devant les témoins et à la seule lecture de la fatiha, la nouvelle alliance qui unit désormais les deux familles. La grande fête (Thamghra) aura lieu chez le marié dans quelques jours, tout au plus dans quelques semaines.
A l'approche du grand jour, le douar du marié se transforme en une petite entreprise au service bénévole de l'événement. Des femmes nettoient le grain et tournent les meules, d'autres vont à la source chercher de l'eau, d'autres encore collectent tapis et ustensiles. Derrière la maison, à l'abri des regards et des gamins, des hommes creusent des canouns pour les tagines. D'autres préparent les lampes à carbone, aiguisent les couteaux pour couper la viande. Ailleurs des jeunes fendent les bûches pour le feu ou déblayent la grande aire de l'Ahidouss...
Ludisme et hospitalité
Tous les douars sont invités, jusqu'à ceux des tribus voisines. Sur les chemins de la fête, au crépuscule, les sons de Tallount effrayent les sangliers, soulèvent des volées de perdrix. Les traditions, à la fois simples et scrupuleusement observées, permettaient trois jours, parfois plus, de festivités ou le ludisme rivalisait avec l'hospitalité.
Si la grande fête, qui va de pair généralement avec la nuit de noces, est du ressort de la famille du jeune marié (Isli), elle est aussi l'expression de tout l'accueil qu'on réserve à la jeune mariée (Tislit) et de l'hommage que l'on doit rendre à sa famille.
A la veille des noces, le jeune homme et la jeune fille sont soumis, chacun parmi les siens, au rituel de la nuit du henné.
Dans les deux cas, on se préoccupe d'apporter les meilleurs soins à l'apparence d'Isli et de Tislit, mais les ambiances sont plutôt différentes. Le jeune homme a certes sa part de henné dans les mains et de k'hol dans les yeux, mais à ce stade il est pris en charge par un personnage central de toute la mise en scène, un homme d'expérience et de confiance appelé ministre (makel). C'est lui qui, à coups de manigances, apprend au futur marié qu'il n'est surtout pas question de se laisser intimider. Les femmes de la maison feindront, tout en rires, d'en faire l'expérience lorsqu'au lendemain, le beau jeune homme surgit dans le patio et les nargue en donnant des coups de pied dans un tas de blé et en faisant dégringoler les meules dans tous les sens.
Chez la mariée, l'ambiance est à quelque mélancolie. La jeune fille tant chérie va partir et le rituel du henné, mené exclusivement par des femmes, est chargé de mille et une tendresses.
Mme Hadda, qui se rappelle son propre mariage, raconte qu'elle avait pu réprimer ses larmes jusqu'au moment où dans la cohue, sa tante et maîtresse de la cérémonie chanta la première:
-Arad Afouss Adh'yghem L'henna
-Azzeld Adar Adh'yqen Akhelkhal
Donne moi la main, je la couvre de henné
Et tends la cheville, je la pare du bracelet
Et quand les pleurs se muent en sanglots, les femmes scandent à l'unisson:
- Fisst ayelli, ourdha thalla t'slit
- Ghar thann ourmi bddine aythmas
Ne pleure pas, ma fille, ce n'est pas bien
Tes frères sont là, tes gardiens.
Ne doit pleurer que celle qui vient
D'être privée de leur soutien.
Toujours est-il que le lendemain, les frères ne sont pas du cortège. Libre à eux de venir plus tard pour être de la fête. Les émissaires du mari arrivent tôt avec leurs montures et c'est une délégation de femmes de la famille qui forme les accompagnatrices. Dans ses plus beaux habits, Tislit enfourche la plus belle monture: une mule, quand ce n'est pas une belle jument. Les accompagnatrices entretiennent la bonne humeur avant que la mariée n'arrive à destination. Elle est accueillie en youyous avec du lait et des agneaux en offrandes, symboles d'innocence et de fécondité.
Isli et son ministre gardent secret le lieu de la noce et c'est le matin venu que les accompagnatrices reprennent en main la jeune femme. Quelques jours plus tard, le mari se rend au souk et revient avec de beaux achats.
Tislit a ses cadeaux mais enfermés dans des ballots noués à l'infini.
Makel, qui n'est pas étranger à la farce, trouve l'occasion de se racheter, en dénouant soigneusement les paquets avant de prendre congé. A leur tour, les accompagnatrices auront bouclé une semaine et partent les bras chargés de présents. C'est à elles qu'il reviendra de dire combien Thamghra de leur fille a été la meilleure de toutes.
Elles n'auront pas à mentir, car dans nos coutumes, rien ni personne ne doit jamais troubler la fête.