L'humain au centre de l'action future

Une conférence de Tarik Ramadan : le sens de notre vie

Tourner sa face vers la Mosquée Sacrée, ce n'est pas une attitude mécanique, c'est une disposition de cœur, un jihad pour purifier l'âme, un cheminement. La direction suprême, le sens de la vie. Sur ce thème l'islamologue égyptien Tarik Ramadan a donné un

14 Novembre 2002 À 16:58

Nous sommes au coeur de Ramadan, et les uns plus ou moins que les autres, sommes imprégnés ou submergés de cette spiritualité irriguée par le mois sacré. Le moment est alors propice à interroger notre cœur sur le sens de notre vie. Notre cœur parce qu'il est apte à la perception la plus lucide, la plus fine, la plus forte à saisir le plus éloigné, le plus élevé. Cette même interrogation à laquelle nous a invités l'islamologue égyptien Tarik Ramadan lorsque sa visite la plus récente en notre pays a rayonné sur nos cœurs. Tarik Ramadan est très aimé au Maroc, ses visites sont espérées et très attendues par un public assoiffé de connaissance sur l'Islam, composé de Musulmans qui, plus ou moins pratiquants, de tous les âges, cherchent consciemment ou non à se revêtir de cet Islam où ils sont nés. Les gens de Dieu font souvent cette prière : «O Toi qui Changes les cœurs, consolide mon cœur sur Ta voie »…
« Le sens de notre vie »… Une des plus merveilleuses conférences de Tarik Ramadan où, lui qui se situe plutôt du côté des foukahas (Docteurs de la loi), il a tenu un discours éminemment soufi. Il était là pour une soirée et une matinée, à la suite d'une promesse. « Souvenez-vous que la dette n'est pas pardonnée, même aux chouhadas… ». Ainsi commença-t-il sa causerie. Puis il fit remarquer que lorsqu'on écoute certains oulamas (savants en Islam), que Dieu les protège, on a l'impression que l'Islam n'est pas en rapport avec la réalité : le Prophète sur lui la Grâce et la Paix Divines ainsi que ses compagnons étaient tellement parfaits et nous ne pourrons jamais y arriver… « Mais l'Islam doit être un objectif en partant de la réalité, dit Pr Ramadan. Il y a donc un départ, qui suppose une direction, un sens… Quel est donc le sens de notre vie, où va-t-on ? ». Il cite un Signe (Verset) répétitif du Coran, qui n'est pas toujours saisi dans son sens profond : « D'où que tu sortes, tourne ta face vers la mosquée sacrée ». Ce n'est pas un réflexe mécanique que le fidèle doit avoir en sortant d'un lieu, de tourner sa tête en direction de la qibla. «Ici Dieu parle à ton cœur, à ton intelligence », dit Pr Ramadan. Un rappel pour chaque moment de la journée, en tout lieu, en toute situation, pour l'orientation vers le bien, le juste, ce qui rattache à la Source dont le Symbole Suprême est la Qaâba, cœur de l'existence. « Et ceci vaut de même pour les moments de prière où l'on est physiquement tourné vers la qibla. Car il faut être réellement tourné vers elle, c'est-à-dire moralement et par la concentration, pour que la prière soit agréée. Car les actes valent par les intentions, précise Pr Ramadan. Le but de ma vie c'est faire en sorte que mes pensées et mes actes soient illuminés par une disposition intérieure, de cœur, ».
Il fait observer que si nous sommes majoritairement Musulmans, par l'étiquette, nous ne sommes pas majoritairement croyants ni pratiquants : «Nous assistons aujourd'hui à un Islam apparent, de culture, de relief ». Il évoque Sourate Ibrahim où Dieu parle directement au Prophète Moïse sur lui la Paix Divine, et lui livre un message fondamental : « Innani Ana Allah… Je suis Dieu l'Unique, il n'y a pas d'autre que Moi, adores-Moi, et accomplis la prière pour te souvenir de Moi ». Pr Ramadan indique que l'essentiel est contenu dans ce message qui exigerait à lui seul une longue formation d'une à deux années. «Le Tawhid est au centre de ce message. Dans le terme Islam il y a istislam, explique-t-il : c'est une adhération, une adhésion », et dans l'action, faire tout ce qui me fait entrer dans la paix de Sa Présence. Et comme l'homme est faible et oublieux par nature, Dieu lui commande la prière cinq fois par jour pour qu'il se souvienne de Lui… Le Tawhid est au centre, continue Pr Ramadan. En Islam il y a toujours le centre et la périphérie, à l'image de la Qaâba, le Centre, et tout ce qui rayonne autour. Il n'y a de Dieu que Dieu, c'est par ce principe premier que tout enseignement commence. Mais il ne suffit pas de le dire, il faut prendre conscience que c'est par lui que tout commence. Apprends ce qui est déjà en toi… ». Le cheminement suppose l'effort, le jihad permanent dans son sens le plus large : « Rien n'est plus éloigné de Dieu qu la paresse, et la proximité de Dieu se mesure à l'effort… Inna Allah maâ a'ssabirîn, Dieu récompense la patience, la persévérance, l'endurance ».
Puis il cite Abû Hamid al-Ghazali ; « Tu peux réfléchir comme tu veux, il faut savoir que ton cœur est toujours plein de quelque chose, soit de l'essentiel soit de futilité ». Et l'essentiel, réitère notre conférencier, c'est le jihad. Il signifie ici le jihad al-akbar (grand jihad), celui qui cherche en permanence à parfaire l'âme et tous les actes qu'elle commande. Dans cette tendance vers la perfection, c'est l'essentiel qui occupe la plus grande place dans le cœur du croyant, non le futile.

« Pour se souvenir… »

Pr Ramadan cite le Coran : «O vous mécréants, je n'adore pas ce que vous adorez ». Et il explique et exhorte : « mesurez dans ce que vous aimez la valeur de ce que vous aimez et la manière dont vous l'aimez ». Pour illustrer cette juste et belle réflexion, il évoque Sidna Ibrahim, sur lui la Paix Divine. « Ibrahim al-Khalil (l'ami de Dieu) a été éprouvé plus que tous les autres prophètes dans son amour pour Lui ».
Dieu a demandé à Sidna Ibrahim d'immoler son fils pour tester sa foi et l'en a ensuite épargné, ordonnant de substituer le mouton à l'enfant, après que ce prophète ait démontré qu'il était prêt à sacrifier ce qu'il a de plus cher par amour pour son créateur. Epreuve ultime. « Sidna Ibrahim a reçu le sens de sa vie par l'épreuve, édifie Pr Ramadan. Mesures ce que tu aimes, il n'y a de Dieu que Dieu, qui te dit : « que vaut l'amour que tu Me portes ? ». Il revient au dialogue de Dieu avec Moïse : « Fa akimi al-sala li dikrî, accomplis la prière pour te souvenir de Moi ». Il préconise que cela se travaille, que c'est une vraie éducation, une relation avec Dieu. Dans le terme arabe d'invocation de Dieu, dikr, et dans son sens profond, il y a « invoquer » et « se souvenir ». « Si vous aimez Dieu, suivez-Moi, il vous Aimera », autre Signe du Coran cité par notre prédicateur. « C'est, poursuit-il, à la fois un miroir et une question : qu'est-ce que j'aime au-delà de tout ? C'est le sens du Tawhid. Vider son cœur de tout ce qui n'est pas Lui et de tout ce qui ne rapproche pas de Lui… C'est al-waêi (la prise de conscience), al-iman (la foi), al-sabr (la patience). « Allah oumma chrah li sadri » : je vais ouvrir, déchirer mon cœur pour le purifier. Cinq rendez-vous (prière) par jour, cela fait aussi partie du jihad. Que ta langue soit toujours attachée au dikr, parce que tu as compris qu'il faut qu'il soit dans ton cœur. Où que tu sois Il est là (dans ton cœur) et tu cherches la direction. Nous voulons des fatwas (prédications) alors que nous devons avoir une rôhania (spiritualité), une rabbânia (relation avec Dieu). « Sois avec Dieu comme si tu le voyais », c'est une discipline, une conscience personnelle ». Pr Ramadan développera l'explication du sens profond du jihad, notion fondamentale en Islam : le jihad fait du Musulman un résistant (à tout ce qui est mal), un réformiste, qui veut changer les choses, un homme dynamique qui évolue avec son temps.
« Et le premier espace à travailler, c'est son propre cœur, enseigne Pr Ramadan. Dieu est le Généreux (Karim), le Miséricordieux (Rahman), le Bon (Rahim). Il a fait que tu aimes la foi…. Même les parents qui ne connaissent pas la religion ont transmis à ce sujet la paix qui devient Vérité. C'est une attraction naturelle qui vient de Rahmatou Allah. « Habbaba lakoum al-iman ». Pr Ramadan commente Sourate Yûsûf : « Il a été attiré par une femme et en fut protégé par Allah. Inna al-nafs ammaratou bi'soue : l'âme ordonne le mal. Le jihad c'est le combattre en purifiant son âme. Tout est là. Chacun a ses faiblesses. Et je dois chercher dans mon cœur quelles sont les miennes. Le Prophète Sidna Mohammed parlait systématiquement à quelqu'un de manière particulière et lui donnait des recommandations en fonction de son caractère. Le travail se fait par une conscience personnelle, après avoir fait un état des lieux ».

« Crise affective en notre communauté »

Dans cette sublime et mémorable conférence, Pr Ramadan revient souvent à la question de la prière qui cadence son propos avec le rappel agréable de son importance. « Lorsque tu fais la prière, quelle est ton intention ? ».
La prière n'est pas un exercice mécanique ni une mise en scène. « Tout ce que nous savons faire de mieux, hélas, c'est être des juges les uns pour les autres. Or les Marocains iront mieux lorsqu'ils arriveront à se prendre en charge moralement ».
Lorsque Pr Ramadan se déplace vers tel ou tel pays pour porter la parole juste et réveiller les cœurs, lorsqu'il visite un peuple frère, il se comporte en frère et lui donne généreusement des conseils. « Je dois me regarder en face et me poser des questions, avec un travail quotidien sur moi-même : qu'est-ce que je fais dans la vie quotidienne, qu'est-ce qui m'attire, quel est mon rapport aux autres, à l'argent, comment je parle… ? « Imsik alaïka lissanak ». Tu parles trop… Tu es souvent dans la médisance… Vous pouvez jouer devant les hommes mais pas devant Dieu… Là est la vraie conscience, de savoir qu'un jour on va se trouver devant Dieu. « Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons », c'est quelque chose qu'il faut se dire tous les jours. Il faut avoir une attitude éthique devant Dieu pour l'aimer et pour lui plaire. Combien de temps prends-tu par jour pour Lui parler, être en dialogue avec Lui ? Il n'y a pas de techniques en Islam, mais une vraie relation ».
Aimer Dieu c'est aussi aimer son prochain, cela aussi est essentiel. « Al Oukhouwwa fi Allah… Protèges ton frère, plus tu le protèges et plus tu te rapproches de Dieu, dit Pr Ramadan. Ouhibbouka fi Allah, je t'aimes en Dieu, il faut le dire et le ressentir. Nous souffrons d'une grande crise affective en nos pays. Notre communauté manque de bonté et de tendresse. Nous tenons un tribunal du jugement dernier tous les jours… Protégez l'autre, patience et… silence. Nous sommes des peuples émotifs et parlons trop. J'ai parfois envie tout simplement de dire : tais-toi un peu… un peu de silence. Dieu est seul à qui tu peux parler sans ouvrir la bouche. Il faut servir les autres. « Le meilleur d'entre vous est le meilleur avec ses frères » a dit le Prophète sur lui la Paix et la Grâce Divines.
Il faut beaucoup d'amour en Dieu et entre nous, le sens de la vie, c'est ça ».
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