L'humain au centre de l'action future

"Le Fils" de Jean-Pierre et Luc Dardenne : un face-à-face vu de dos

Après La Promesse et Rosetta, la caméra des frères Dardenne crée un film-mystère qui cède la place à un drame pétris de suspens, au plus profond des sentiments humains.

22 Février 2003 À 17:55

Il court, il court Olivier. Il s'agite dans les froids couloirs du centre de formation où il enseigne la menuiserie. Il est à l'affût, il guette, il surveille. Quoi ? Un nouveau. Un petit blondinet qu'il commence par refuser comme apprenti avant de l'installer lui-même devant un établi. Il le traite comme les autres mais il ne dit pas son nom. C'est «lui», «toi», «le nouveau».
Derrière ses grosses lunettes, Olivier l'observe, en coin, à la dérobée, en vitesse mais intensément. Sa voix est sûre mais son regard tendu : Olivier contrôle, mais à l'intérieur, il bout. Après les cours, il suit le gamin en voiture. Cherche à savoir où il va, où il habite.
Qu'est-il en train de se passer ? On voit Olivier mais pas ce qu'il regarde : la caméra le suit, bouge à son rythme. Les images tressautent, gros plans, grands balayages, vertiges. La lumière est blanche et acide comme les automnes nordiques. Les décors nus et sans charme, dans le style vide urbain. Pas de musique mais les bruits de la réalité : les voitures, les portes, les machines, les pas, la cuisine, la rue... Et les dialogues, énigmatiques. A moins de connaître le cinéma des frères Dardenne, La Promesse et Rosetta, prévoir des réactions comme : «mais quel est cet objet très minimaliste, aspect «arty» trop appuyé, qui nous emmène on ne sait où ? Ca va durer longtemps?» Se rassurer : à peine un quart d'heure, le temps de s'abandonner aux mouvements de cette caméra posée sur l'épaule, de s'imprégner de l'atmosphère, de s'imbiber de la nervosité qui couve sous un trop grand dénuement. Et puis soudain, sans prévenir, une petite phrase lâchée par l'ex-femme de Olivier déclenche le prodige. Autour de sa révélation, chaque élément se met progressivement en place. Et ce petit noeud tout simple devient la clé de voûte d'un drame humain au suspens confondant.
Le Fils c'est comme un étrange face à face vu de dos. Position qui accentue le mystère et décuple le pouvoir de suggestion. Olivier (Olivier Gourmet) et le garçon (Morgan Marinne) ne se regardent jamais dans les yeux. L'un est le maître de l'autre, qui l'admire : Olivier est capable d'évaluer n'importe quelle mesure en un coup d'oeil. L'un surveille et commande, l'autre exécute et imite. Au final, ils font les mêmes gestes, se ressemblent et se cherchent sans bien comprendre ce qui se trame entre eux. Personne n'adopterait le comportement d'Olivier s'il se trouvait dans sa situation. Alors ses agissements paraissent suspects. On doute de lui, on se met à imaginer ce qui peut se passer dans sa tête, ce qu'il va faire, ou ne pas faire. Sous des apparences de normalité, une histoire terrible qui peine à se dire, à se partager. Les mots finissent par sortir, en fuyant, comme des boulets de canons glissés entre deux banalités.
En fait, Olivier est en train d'oser affronter une pulsion qui le fascine jusqu'à l'absurde. Un dépassement qui, au-delà de la prouesse individuelle, distille très sobrement une grande leçon d'humanité.
Le Fils, film belge (2002) de Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Avec : Olivier Gourmet, Morgan Marinne, Isabelle Soupart.
Instituts Français de Rabat (23 février), Marrakech (26 février), Tétouan-Tanger (1er mars) et Meknès (4 mars).
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