«Cette aveuglante absence de lumière» de Tahar Ben Jelloun : gouffre de souffrance, d'horreur et d'obscurité
Juillet 1971, une tentative de coup d'état échoue. Les exécutants sont jugés et emprisonnés. Deux ans après, ils sont transférés au bagne de Tazmamart et y disparaissent pendant dix-huit ans. Au début des années 80, des informations filtrent, les prisonni
LE MATIN
27 Novembre 2003
À 18:26
Dix-huit ans de bagne, d'obscurité, de douleur, de faim, de déchéance physique, de folie et de tant de souffrances indicibles.
«Un jour arrivera où je serai sans haine, où je serai enfin libre et je dirai tout ce que j'ai enduré. Je l'écrirai ou le ferai écrire par quelqu'un. Pas pour me venger, mais pour informer, pour verser une pièce au dossier de notre histoire». confie le narrateur. Son vœu est exhaussé et l'histoire nous est contée par Tahar Ben Jelloun qui s'empare du témoignage de Aziz Binebine, cet ancien détenu, pour en tirer un roman et faire la lumière sur près de deux décennies passées non seulement sous terre mais également sous silence.
Au fil des mots et des témoignages, plus poignants les uns que les autres, l'on arrive à ne plus distinguer les faits réels du roman. En effet, l'écrivain semble avoir trouvé les mots justes, poignants et désespérément simples pour matérialiser le témoignage de Aziz Binebine, survivant, détenu rescapé, témoin vivant du silence de mort du bagne de Tazmamart. Témoin des dix-huit années passées dans une obscurité totale, dans une aveuglante absence de lumière.
Tout prend fin en 1971. en effet, la vie de notre prisonnier et de ses compagnons de bagne va complètement basculer à partir de cette date. Commence alors le long combat de la survie, sans lumière aucune. «Je traverse un long tunnel. Je ne cesse de marcher et je suis certain qu'un jour j'arriverai au bout, je verrai la lumière».
Dans le silence de sa fosse, le narrateur continue à croire malgré tout et à renaître par la spiritualité. Croire en Dieu, en le pouvoir supérieur de la foi, chercher «la pierre noire qui purifie l'âme de la mort» et diriger toute sa pensée vers la «Kaâba». l'essentiel était de croire au présent et surtout pas au passé. «Chaque jour qui passe est un jour mort, sans trace, sans bruit, sans couleurs. Je suis un nouveau-né tous les matins».
Pour survivre, notre prisonnier n'avait guère le choix. Il lui fallait vaincre toute faiblesse, venir à bout de toute illusion et ne plus nourrir d'espoir. Ceux les bagnards de Tazmamart qui n'avaient pas compris cette terrible réalité sombraient inévitablement dans le désespoir, puis dans la mort.
La folie aussi les guettait. Devoir vivre dans le silence et dans l'obscurité avait de quoi être hallucinant. Il fallait cependant tout faire pour garder sa conscience intacte. C'était d'ailleurs le seul capital que les détenus de ce bagne pouvaient espérer garder, et qu'ils se devaient de préserver par tous les moyens : «ma pensée devait rester hors d'atteinte. C'étai ma vraie survie, ma liberté, mon refuge, mon évasion». Un capital qui permettait à notre témoin de s'évader, même l'espace de quelques instants, vers un autre monde. Un capital qui lui permettait pareillement d'oublier la souffrance, l'horreur, le noir et de pouvoir enfin quitter son corps meurtris par la nuit.
«nous n'étions pas dans n'importe quelle nuit. La notre était humide, très humide, poisseuse, sale, moite, sentant l'urine des hommes et des rats… pour que nous ne mourrions pas tout de suite, juste de quoi nous maintenir loin de la vie et tout près de la mort». Enfermés dans de véritables tombes, les prisonniers de Tazmamart ont dû vivre, dans sa plus inhumaine intensité, la souffrance d'une mort vivante.
Dans une telle souffrance, plus rien n'était acquis, même pas le droit de pleurer : «là, nous n'avions pas le droit aux sanglots. Il n'y a personne pour les recueillir, pour les faire cesser. Ceux qui pleuraient savaient qu'ils n'en avaient plus pour longtemps. Les larmes coulaient pour nettoyer le visage que la mort n'allait plus tarder à embrasser».
Tahar Ben Jelloun trouve décidément de ces mots simples, dénudés de tout artifice et d'une sobriété terrifiante pour faire revivre les souvenirs. Une interprétation romancée de l'horreur et de l'interminable nuit. Une nuit longue de dix-huit années. L'écrivain nous offre ainsi un texte intense où souvenir et imaginaire se confondent pour évoquer l'indicible et offrir à nouveau la parole à ces prisonniers longtemps condamnés au silence.
Cette aveuglante absence de lumière, Tahar Ben Jelloun.
Editions du Seuil, 240 pages, janvier 2001.