Deux théâtres d’opérations. D’une part, la bataille au sein du Conseil de sécurité où les deux fronts comptent leurs voix et où néanmoins la volonté affichée de la France, de la Chine et de la Russie, de recourir éventuellement à l’exerc
LE MATIN
10 Mars 2003
À 21:10
La seconde résolution, ainsi démunie devant «la majorité de blocage» par le veto, a ouvert une brèche en portant le combat sur le temps imparti aux inspecteurs «ne devant pas s’éterniser en Irak servant ainsi à Baghdad de tergiverser et reconstituer son potentiel» comme l’exprime haut et fort le camp des va-t-en guerre. Mais la brèche est dans les «10 jours» posés non comme un délai libératoire mais plutôt comme «ultimatum» car cela en a l’air. D’autre part, il y a le théâtre de la guerre elle-même, dans la région où l’Irak est en toute démonstration, même pour les néophytes, sérieusement pris en étau et que son «invasion» est déjà une réalité depuis la fin de la première guerre en 1991, dans le méthodique «containment» par le Nord et par le Sud. Il ne faut pas se faire une fixation sur le front turc ! Les deux théâtres vont de pair et toutes les nuances rhétoriques, bien que subtiles, ne laissent aucune chances à la paix comme option. Quel est l’enjeu de ce théâtre et son double? La première hypothèse qui vaut en termes de projection, est que l’Administration américaine semble, à la lumière de cette «crise irakienne», s’orienter vers une marginalisation sinon une réforme de l’ONU tel que son système a résulté de la seconde guerre mondiale et des usages qui en ont été faits durant la guerre froide. La seconde hypothèse est que la guerre pour servir une «Pax americana» au Moyen-Orient, modèle supposé valable ailleurs, est la conséquence d’une puissance unipolaire en quête de sens aux plans militaire et économique. Les deux composantes étant intimement liées. Elle est une option dont la première démonstration a pour théâtre l’Irak mais amené probablement à s’affirmer comme «doctrine Bush» (père et fils) sur tous les théâtres d’opération à venir : en Corée du Nord et le Sud-est asiatique, en Iran, etc. Elle est en opposition flagrante avec la conception qu’en font des Etats européens «centraux» (France, Allemagne, Belgique…) de la «politique militaire», de ses conditions économiques dans un contexte mondialisé et surtout de la technologie (et de la recherche scientifique) qui en est le support inconditionnel (dont le transfert obéit mal au libre-échange). Reprenons donc la première hypothèse. L’étude détaillée du rôle de l’ONU depuis l’invasion du Koweït par l’Irak jusqu’à la gestion de la «coalition» de la première guerre du Golfe en 1991, de celle de l’après-guerre par les Américains et les Anglais (surveillance aérienne et frappes de Baghdad, protection des Kurdes, surveillance alimentaire et de l’humanitaire dans le troc “pétrole contre nourriture…») démontre en réalité deux phases dans l’instrumentalisation de l’ONU. La première est dominée par la pratique ayant dominé la guerre froide et la coalition avait un sens de légitimation de l’ONU et de ce qu’est la légalité et le droit international. Le concept d’agression appliqué à l’Irak portant une flagrante atteinte au territoire d’un Etat souverain est appliqué selon une longue pratique avérée (même si celle d’Israël sur le Liban n’a pas requis la même mobilisation…). Le 11 septembre a constitué une nouvelle phase de la pratique onusienne puisque la notion de “menace» a profondément changé et d’une menace irakienne contre les voisins (et sa propre population) on est passé à celle potentielle contre les Etats-Unis. D’où le lien de causalité entre “terrorisme» et l’affaire irakienne. Or, des puissances occidentales pourtant liées aux Etats-Unis par des liens indéfectibles n’ont pas été prêts à faire ce saut que les Américains jugent comme condition sine qua non. La structure du Conseil de sécur ité telle que bâtie depuis la création de l’ONU se trouve ainsi lézardée. C’est ce qui contraint les Américains à recourir momentanément à l’unilatéralisme (avec la Grande-Bretagne et l’Espagne et d’autres inconditionnels) pour faire la guerre hors des Nations unies. Mais ils ne renonceront pas probablement à user de tous les moyens pour réformer le système onusien dans les années à venir. Comment ? Quelques indices peuvent être décelés mais l’essentiel se décidera à l’issue de l’évaluation du succès américain (ou de son échec) dans la randonnée irakienne. Le premier indice est que le concept de puissance qui a servi à “distribuer» les sièges permanents au Conseil de sécurité n’est pas un concept immuable. Le “tour de table», comme dans un directoire financier, peut varier et il y a des arguments à cela. Par exemple, dans une Europe en voie de fédéralisation (la constitution est au stade de rédaction au sein de la Convention européenne présidée par Valéry-Giscard d’Estaing), une seule représentation européenne peut être exigée pour être conforme à une politique européenne de défense commune. De même, des moyennes puissances détentrices du “joujou» nucléaire et acquises aux thèses américaines, peuvent être proposées… Il est invraisemblable que le système onusien ne puisse subir les métamorphoses qu’a connues le GATT (devenu OMC), l’OTAN lui-même, etc., avec la fin de la guerre froide, la mondialisation et le fait nucléaire planétaire. Le deuxième indice est que les Américains, qui viennent de forcer les règles du droit international en tablant sur “le droit à l’ingérence dans les affaires internes» comme principe nouveau pour changer ouvertement les régimes politiques, comptent désormais miner la pratique onusienne de régulation basée sur la souveraineté des Etats. Celle-ci a en effet connu maintes érosions sérieuses (avec les ententes régionales, les accords internationaux, et surtout la mondialisation) mais la Charte des Nations unies n’a pas changé d’un iota sur ce plan. Comment admettre donc le «principe d’ingérence» absolu sans dicter arbitrairement la liste des pays hiérarchisés en «axe du mal», les bons élèves, etc. et de surcroît sujette à des variations selon les conjonctures électorales, les atouts économiques, etc., l’instabilité garantie, sauf à obéir à un ordre impérial et indiscutable.Les Etats qui s’attachent à la légalité à travers l’ONU adoptent en réalité non pas une attitude vis-à-vis de l’Irak (ce qui peut se justifier d’un point de vue de respect des engagements s’ils en avaient et de l’»intérêt national» de chacun), le font en réalité parce que la Charte de l’ONU est un corpus qui reste valable pour réguler le monde bien qu’il comprenne des imperfections notoires non moins programmables dans toute négociation multilatérale. Or, les Américains affichent un «flou» dommageable à propos du système onusien : ils ne le dénoncent pas ouvertement mais le torpillent chaque fois que la règle du jeu ne leur convient plus. Une sorte de «self service» semble s’accommoder de leur choix puisque la guerre décidée met en réalité tout le système à la marge et ils s’inventent un ordre qui dépasse les règles de la charte. La bifurcation, au sens où l’entend la philosophie des sciences, par rapport à l’esprit de San Francisco est bien amorcée. Sans même l’affaire irakienne, la quête de sens d’une puissance qui se veut unipolaire était inscrite dans la logique de la fin de la guerre froide. La crise irakienne, second épisode d’une guerre testée et qui n’a pas cessé en réalité, n’est que le test de cette quête recommencée et qui va perdurer. C’est la seconde hypothèse à vérifier. L’avantage de cette hypothèse est de garder la lucidité en transcendant le complot contre la région arabe, contre l’Islam. Ceci est vrai mais après ? doit-on toujours céder l’angélisme qui veut que l’idéal de paix et de l’équité soit réel avant qu’il ne se réalise ? Il y a certes le pétrole arabe, ses avoirs dans l’Occident, le marché de millions de consommateurs arabes, l’hégémonie par Israël, etc. mais la particularité des enjeux géostratégiques n’est pas seulement arabe. La puissance à l’œuvre peut en déterminer les urgences. Pour le moment leur conjonction se trouve là au Moyen-Orient et il faut trouver d’autres explications qui sortent de l’»arabo-centrisme». Les Américains en tant que puissance n’ont pas d’état d’âme, ils l’expriment clairement sans ambages et quelle que soit la contrée concernée. Aujourd’hui c’est le Moyen-Orient; demain ce sera un autre «axe». Il y a eu, pendant la courte période qui a suivi la fin de la guerre froide, un vacuum qui a fait nourrir pendant une décennie l’horizon d’attente. Le tâtonnement a fait place à l’expérience par Etat, par groupes d’Etats régionaux. Avec l’affaire irakienne «systématisée» en tant que cas où se réunissent toutes les expériences (toutes les explications sont avancées et semblent crédibles aux yeux des locuteurs), un grand pas est franchi à la faveur de la systématisation des conséquences du 11 septembre pour l’Amérique et pour elle seule ! L’outil de guerre mobilisé, perfectionné, et excessivement coûteux (même si au Moyen-Orient on supporte aussi les factures de ce partenariat) est fait pour servir. «A quoi servirait ce «joujou» s’il n’est pas admis à être utilisé ?» s’exclamait déjà Mme Albreight, la démocrate. Or, toute la politique économique, se fixant l’objectif d’une croissance affirmée, se base sur le déficit public dont la dépense militaire est l’épine dorsale, celle-ci ne peut se réaliser qu’en tenant coûte que coûte à maîtriser le déploiement économique de la mondialisation sans partage et sa condition cruciale : la technologie. Or, la montée des puissances régionales et de leur hinterland (leur profondeur stratégique) constitue une menace quand à la maîtrise des espaces économiques (dont le pétrole entre autres) est sujette à des convoitises éparpillées qui forcent à la négociation. Ce que refuse Washington qui opte pour une hiérarchisation vue comme féodale par les Européens. L’Europe et son élargissement à 25 et peut-être à plus demain, ses relations au Sud (partenariat) et au Moyen-Orient ne servent pas donc la trilogie américaine (économie, puissance militaire et avancée technologie). Il est difficile de choisir pour les Etats de l’Hinterland où sévit la quête de sens des puissances.