Fête du Trône 2006

Entretien avec Ali Belhaj, président de ADL : «Briser le tabou de la peine de mort»

Né dans un printemps marocain et à la veille d’élections, les premières organisées sous le nouveau règne, le parti Alliance des libertés a fait de la défense des jeunes et des femmes son porte-flambeau. Son président Ali Belhaj nous explique comme

24 Mars 2003 À 19:28

Le Matin : ADL a tenu son premier congrès. Que faut-il retenir de ces assises ? Et comment se porte aujourd’hui le parti qui est le vôtre?
Ali Belhaj : Alliance des libertés est un parti en pleine construction. Il est au commencement de sa vie politique. Son assemblée constitutive a été tenue en mars 2002. 12 mois plus tard, le 16 mars 2003, le congrès national électif était organisé. Cela a été l’occasion pour les instances régionales de valider les statuts et le règlement intérieur et de procéder aux diverses élections. Comment se porte le parti ? Il se porte comme un parti qui démarre et qui veut démarrer sur des bases solides pour préparer l’avenir.
Démarrer sur des bases solides, cela veut dire quoi concrètement ?
Cela veut dire avoir des structures partisanes et des sections réparties dans le maximum d’endroits à travers le Maroc. Cela signifie aussi qu’il s’agit d’installer dès le départ des règles claires du règlement intérieur aux statuts. Des bases solides, c’est également l’introduction d’une certaine culture comme par exemple celle relative à la parité, hommes-femmes. L’évaluation fait aussi partie de ces bases solides que j’évoquais. Dans le règlement intérieur, nous avons en effet imposé au président de présenter un rapport annuel qui fera l’objet d’un débat au sein du congrès. C’est tout cela la base du parti et qui permettra son développement dans les mois, les années à venir.
Faut-il comprendre que désormais toutes les instances de ADL seront élues ? On vous avait fait grief de désigner par exemple les membres du bureau exécutif
Au départ, n’ayant pas d’instances locales, nous ne pouvions procéder à des élections lors de l’assemblée constitutive que nous avions tenue. Par la suite, nous avons commencé par procéder à des élections au niveau des différentes sections à travers le pays. Ce sont ces sections qui ont procédé à l’élection des différentes instances, conseil national et président.
A l’occasion de ce premier congrès, vous avez eu bien du mal à imposer l’idée de parité dans votre parti. A votre avis, où se situent les blocages ?
La parité est choix. Il a été fait par les fondateurs de Alliance des Libertés. Nous avons eu effectivement des difficultés à expliquer les raisons de la parité. La parité est un concept qui n’est pas forcément juste. C’est en fait une discrimination positive. Nous l’avons expliqué lors du congrès et les militants ont compris les enjeux de ce concept. Ceci dit, il est clair que dans la culture marocaine, la parité est un concept difficile à faire passer.
N’avez-vous pas l’impression que ADL, en tant que nouveau parti, surfe sur une vague plutôt porteuse, c’est-à-dire celles des jeunes et des femmes ?
Disons que nous n’avons pas fait le calcul prémédité en pariant sur la question des jeunes et celle des femmes. Nous l’avons fait parce que ce sont là « des minorités » qui n’arrivaient pas à s’exprimer dans les partis politiques. Nous avons fait ce choix parce que les fondateurs de « Alliance des Libertés » sont essentiellement des jeunes. Quant aux femmes, cela procède d’un choix de société. Dans notre projet de société, l’une des priorités est l’amélioration de la situation des Marocaines et de manière générale la place de la femme dans la société marocaine. Le meilleur exemple à donner, c’était bien à l’intérieur du parti. Nous avons également opté pour la défense de certaines « minorités » et c’est pour nous, une fois encore, un choix stratégique. Je fais là référence aux handicapés, par exemple.
Vous parlez de projet de société et vos députés ont voté en faveur de la déclaration gouvernementale. Est-ce à dire que ADL se retrouve dans le projet de société présentée devant le Parlement par Driss Jettou ?
On ne peut pas dire que M. Jettou ait présenté un projet de société. C’est plus un programme de Premier ministre. On ne peut pas d’ailleurs lui reprocher de ne pas présenter un projet de société. Un projet de société demande des réflexions, des débats au sein de la société, et ce pendant des années. Nous sommes, nous-mêmes au sein du parti, en pleine discussion de ce que j’appellerais notre vision de la société. Il ne faut pas s’y tromper, cela va nous demander des années de préparation, de réflexion, de débats.
Quant au choix que nous avons fait de soutenir le gouvernement, nous souhaitons tout d’abord la réussite de l’Exécutif mené par Driss Jettou, parce que nous vivons des moments très importants pour le pays. Il y avait ensuite des choix stratégiques faits par le Premier ministre et qui nous semblaient très judicieux. Nous avons pensé qu’il fallait symboliquement montrer notre appui à de tels choix.
Quel regard portez-vous sur l’opposition, principalement formée par les islamistes du PJD ? Dites-vous que c’est une opposition bénéfique à l’action gouvernementale ?
Dans toute démocratie, il doit y avoir une opposition. L’essence même de la démocratie, c’est bel et bien l’existence de contre-pouvoir, et l’opposition en est un. Ma vision de l’opposition est celle d’une opposition constructive. Il ne s’agit pas, à mon sens, de procéder à une opposition systématique, juste pour le plaisir. Vous évoquez le PJD, je vous rétorque qu’il y a d’autres partis qui sont dans le camp de l’opposition et voté contre le programme gouvernemental. C’est d’ailleurs le reproche que nous pouvons faire à cette opposition : elle n’est pas homogène et elle est composée de diverses tendances. J’espère que nous contribuerons, pour notre part, au débat public et que notre position de soutien au gouvernement se fera sur la base d’idées, propositions et recommandations précises.
Par rapport justement au débat public, avez-vous le sentiment qu’il y a hégémonie des anciens partis, dits traditionnels, et que les nouveaux partis nés dans un certain printemps marocain sont plus en retrait ?
Ceci est tout à fait normal et naturel. Il faut faire preuve de modestie quand on démarre en politique. A ADL, nous nous positionnons dans l’avenir. Nous construisons et il ne s’agit pas d’avoir des ambitions démesurées. La politique, comme le reste, s’inscrit résolument dans la durée. Il est normal que les partis qui ont 40 ans d’existence sur la scène publique aient plus de visibilité que ceux qui ont une année d’ancienneté.
L’avenir, c’est aussi les communales. Comment ADL s’y prépare-t-elle ? Et qu’attendez-vous de ces élections locales ?
Une fois encore, nous parions sur la durée et la construction. Les communales sont un moment important et nous allons y participer activement. Mais à nos yeux cette consultation électorale représente plus un moyen qu’une fin. Nous espérons que les élections communales vont nous aider à accélérer la construction du parti, à développer notre réseau national. Nous souhaitons bien sûr remporter un maximum de sièges mais nous n’en faisons pas une fixation.
Je tiens à souligner que la démocratie locale est l’avenir de la démocratie. C’est là où le citoyen sent et comprend ce qu’est réellement la démocratie. Au niveau national et parlementaire, ce concept reste tout de même abstrait pour le citoyen. L’ensemble des forces vives du pays doivent essayer de s’investir dans la gestion de la Cité.
Quelle a été la position de votre parti par rapport à la nouvelle loi électorale portant sur les communales ?
Je dois dire que n’avons pas été consultés. La nouvelle loi est un choix qui a été fait par le ministère de l’intérieur et les partis de la majorité gouvernementale. J’aurais du mal à approuver ces changements d’autant plus que je les approuvais il y a quelques mois et que je comprends moins les récentes modifications faites depuis.
A quoi faites-vous allusion précisément ?
Il y a un exemple précis, celui de l’unicité de la ville à Casablanca. Au départ, la nouvelle loi prévoyait une quarantaine d’élus. A la faveur des modifications apportées, ils seront 120 élus. Cela va rendre la gestion du conseil de la ville extrêmement difficile
Ismaïl Alaoui en a appelé au report des élections en cas de guerre en Irak. Faut-il le faire à votre avis ?
Il faut d’abord définir ce que nous entendons par report. Serait-ce un report d’une semaine, de 15 jours ou d’un an ? Ce qui est sûr, c’est le fait que le report des élections est une décision importante, grave. C’est une décision qui doit être prise dans le cadre d’un consensus, bien que je n’aime pas trop ce concept. Un tel report ne doit certainement pas être imposé par la majorité à la minorité. Si on ouvre une telle porte, toutes les majorités reporteront les élections tant qu’elles seront au pouvoir ! je pense que la proposition de Ismaïl Alaoui a le mérite d’ouvrir le débat. Un tel débat doit être serein, dans un moment très grave qui ne doit pas faire l’objet de surenchère politique.
La guerre américaine contre l’Irak a justement commencé ce 20 mars. Américanophile, vous avez poursuivi vos études aux Etats-Unis. Comment vivez-vous cette invasion ?
Comme l’ensemble des citoyens, je ressens beaucoup de tristesse. De tristesse pour la population irakienne qui souffre depuis des années de l’embargo, de l’absence de démocratie, de l’absence de liberté. Le peuple irakien souffre en plus de l’injustice internationale. C’est une décision totalement injuste, c’est une crise qui aurait pu être réglée par les inspections dans le cadre des instances internationales, comme l’ont préconisé la France, l’Allemagne et d’autres encore. Malheureusement, il y a une vision politique de l’administration Bush qu’on a du mal à comprendre et qui a démarré avec le bombardement de l’Irak. Cela va avoir des conséquences graves et des répercussions même pour le Maroc
Dites-vous que les Etats-Unis sont les gendarmes de la démocratie ou bien que Bush a violé la légalité internationale ?
Que les Etats-Unis aient violé la légalité internationale est une évidence. Qu’ils veuillent restaurer la démocratie en Irak, je ne suis pas sûr que cela soit leur objectif premier. Il est de notoriété publique que les Américains ont soutenu par le passé des régimes tout aussi dictatoriaux que celui de Saddam Hussein. Je n’ai aucune sympathie pour ce régime et il y a un besoin au niveau des pays arabes d’autocritique et de réflexion sur l’avenir des régimes. Mis à part quelques exceptions, la dictature, c’est le régime arabe par définition. C’est peut-être l’occasion de réfléchir à une autre forme de visage à donner au monde.
Vous dites que cette guerre aura des répercussions sur le Maroc. Quelles sont-elles ?
Ce sont d’abord des répercussions économiques. Les secteurs stratégiques pour le Maroc comme les investissements étrangers et le tourisme vont en souffrir.
De telles répercussions économiques ont bien évidemment des conséquences sociales comme l’augmentation du chômage. Il y a aussi les répercussions politiques puisqu’il y a un mécontentement énorme vis-à-vis de ce conflit chez les Marocains. Je pense que les partis devraient éviter de faire de la surenchère et de jeter de l’huile sur le feu. Si la guerre en Irak dure, les répercussions seront certainement plus importantes.
Le Souverain vient d’annoncer un plan pour désenclaver l’Oriental. Vous-même vous êtes originaire de Berkane, comment appréhendez-vous le développement économique de cette région de l’Est ?
Le discours Royal a eu un effet très bénéfique : il a donné une vision de développement de la région. Jusque-là, on a eu trop tendance à lier la région avec l’ouverture de la frontière qui est un point important. Le souverain a donné une vision du développement de l’Oriental au niveau de plusieurs secteurs : infrastructure, promotion de l’emploi, etc. C’est un très bon exemple qui doit être relayé par un débat au sein de la société civile et des partis politiques pour qu’il soit fait des propositions de développement de cette région. Pour notre part, à ADL, nous proposons un plan de développement des régions frontalières. Plus précisément pour l’Oriental, nous proposons une défiscalisation des investissements, tant que la frontière sera fermée et ce, pour que cette région ne soit pas la seule au Maroc à porter le poids économique de la fermeture de la frontière avec le voisin algérien.
En appelez-vous à une réconciliation avec l’Algérie ?
Je crois que tout citoyen censé est en faveur de la réconciliation entre Marocains et Algériens. Il y a bien entendu des problèmes importants et sous-jacents tels que le problème du Sahara qui doivent être réglés. Je pense qu’il n’y a pas d’avenir pour le Maroc et de l’Algérie hors de l’union maghrébine. Aucune vision de l’avenir ne peut se passer de l’ouverture des frontières entre les deux pays. On peut même aller plus loin dans la vision et rêver d’une zone économique de libre-échange maghrébine dans les années à venir.
Le rêve d’une UMA sur le modèle de l’Union Européenne, c’est donc possible ?
C’est en tout cas quelque chose qui va être choisi soit par les hommes soit imposé aux hommes. Les choix stratégiques du Maroc sont clairs : il s’agit de l’ancrage à l’Union Européenne et du Maghreb Arabe. Nous avons pris énormément de retard. Ce sont des économies complémentaires et l’union aurait du être faite il y a bien longtemps.
Comment voyez-vous le règlement de la question du Sahara ?
Malheureusement, la question du Sahara ne fait pas l’objet d’un débat public au Maroc. Il y a bien sûr un consensus, mais il aurait été intéressant d’ouvrir un débat sur le mode de règlement de ce dossier, pour pouvoir associer les partis politiques à cette question cruciale pour l’ensemble des Marocains. Il y a un plan onusien en cours. C’est pour l’instant la meilleure option. Il me semble qu’il faut s’attacher au plan Baker et rester ferme sur la souveraineté marocaine.
Il y a justement un débat que vous avez amorcé au sein de ADL. Il est relatif à l’abolition de la peine de mort au Maroc. Pourquoi les partis sont-ils plutôt frileux par rapport à cette question ?
L’abolition de la peine de mort n’est pas une proposition qui tombe comme un cheveu sur la soupe. Nous sommes partis d’un projet de société basé sur des valeurs fortes et parmi elles, la liberté de l’individu et sa revalorisation. Une fois que l’on a mis l’individu au centre de notre projet et qu’on a redonné une valeur à la vie, il y a certains points à mettre en avant. D’abord, le respect des minorités c’est-à-dire malheureusement dans notre pays les femmes, les enfants abandonnés, les handicapés, etc. Bref des « minorités » oubliées comme les prisonniers. Ce sont aussi des principes forts à mette en avant comme celui de l’abolition de la peine de mort. On mesure le degré de civilisation à certains points précis comme celui de la valeur donnée à la vie. L’abolition de la peine de mort est un concept sur lequel nous allons insister car il est symbolique. Il montre aussi une certaine volonté procédant d’ une vision de société qui revalorise l’individu. Les partis hésitent, ne parlent pas beaucoup de cette question. Il n’y a pas de débat à ce sujet et j’espère que nous allons briser ce tabou qui n’a rien à voir avec la religion. Il est important de démontrer en cette affaire que le propre d’un parti, c’est d’avoir du courage.
Autre question qui fait débat, l’amélioration de la condition de la femme. Votre sentiment sur tout ce débat ?
J’ai coutume de dire qu’au Maroc, les femmes sont les immigrées de service. Ce que j’entends par là c’est qu’en France les immigrés ont été utilisés à des fins politiciennes. Au Maroc, il en est de même. On entend tout et n’importe quoi sur la femme. On a même entendu un politicien dire que la femme doit s’habiller décemment ! Cela me choque terriblement. Je crois à la liberté individuelle, à la liberté de choix et personne n’a le droit de dire à une femme comment elle doit se vêtir. La question de la femme et de ses droits est un sujet qu’il faut dépassionner. Il n’y a pas d’autre alternative de développement de notre pays sans l’émancipation de la femme. ADL en a d’ailleurs une priorité et nous n’accepterons aucune concession.
Au Maroc, la transition démocratique s’est-elle achevée ? Vous qui avez décerné un prix au Palestinien Berghouti, comment se portent les libertés chez nous ?
La défense des libertés est un combat permanent, dans tous les pays. Au Maroc, nous avons réalisé des progrès importants au niveau de certaines libertés et de la défense des droits de l’Homme… dernièrement, il y a eu des reculs, notamment en ce qui concerne les 14 jeunes musiciens.
Cette affaire est un scandale condamné par le plus grand nombre. La consolidation de la défense des droits de l’homme doit être une action prioritaire pour l’ensemble des personnes qui croient en ce pays. La démocratie, ce ne sont pas seulement des élections transparentes, c’est d’abord la défense des libertés et des droits des catégories les plus vulnérables.

«Décloisonner le monde politique»

D’une casquette à l’autre, il dit se retrouver complètement, entièrement, sans jamais se renier. Membre actif de la société civile –il est à la tête de Maroc 2020- et président d’un parti politique, Ali Belhaj affirme ne ressentir aucune contradiction selon qu’il soit dans l’associatif ou le politique. « Au contraire. J’espère qu’il y aura de plus en plus de personnes de la société civile qui rejoindront les partis politiques. Il faut briser ce mur qui existe entre les associations et les partis », s’exclame-t-il. Le président d’ADL le proclame haut et fort : le politique ne doit pas être un monde de professionnels fermé sur la société. « Le politique doit être ouvert au renouvellement, aux jeunes, aux nouvelles idées. Cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. Et l’un de nos objectifs est justement de décloisonner ce monde politique en l’ouvrant à de nouvelles initiatives ».

Gouvernement Jettou : «Transformer l’essai »

Ali Belhaj est prompt à le reconnaître : il est difficile de procéder à une évaluation des 100 jours du gouvernement Jettou. « A ce stade-là, nous n’avons pas encore les retombées de l’action de l’Exécutif ». Le leader d’Alliance des libertés évoque volontiers la déclaration gouvernementale devant le Parlement et les déclarations à la presse du premier ministre. « Il y a là des intentions très positives, surtout sur la forme. Des objectifs sont clairement énoncés, avec des dates. Ceci va permettre d’évaluer l’efficacité ou la non-efficacité du gouvernement », déclare-t-il, sourire en coin. M. Belhaj est de ceux qui pensent que le programme gouvernemental « comporte des points très positifs » et que « la personne de Driss Jettou mérite le respect ».
Mais il s’empresse de préciser que « la façon dont ce gouvernement est composé nous pousse à émettre de sérieux doutes quant à son efficacité future ». Il en veut pour preuve une coalition hétéroclite et certaines contradictions entre ministres et secrétaires d’Etat. « L’essai n’a pas encore été transformé », conclut-il.
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