L'humain au centre de l'action future

Festival de Cannes : la ville chienne

Après avoir reçu la Palme d’or en 2000 pour Dancer in the dark, le réalisateur danois Lars Von Trier est, pour l’instant, le favori de la compétition cannoise 2003. Ce tenant du « Dogme » a osé, cette fois, un film-concept, ou l’exposé d

22 Mai 2003 À 19:26

J’ai trouvé ça injuste et j’ai décidé de faire d’autres films situés en Amérique », rapporte Lars Von Trier. Atteint d’une phobie incurable de l’avion, le réalisateur savait qu’il ne s’y rendrait pas. Exploration cartographique donc, dans l’intention de trouver un lieu qui pourrait figurer ledit pays. Mais frappé par la portée du tracé des frontières sur une carte, l’ingénieux créateur a commencé à imaginer une petite ville qui ne serait représentée que par son tracé sur le sol.
Ainsi apparaît Dogville : de grands carrés à la craie pour le contour des maisons, la périphérie hésitante d’un chien couché, de rares meubles, une obscurité de placard brisée par un soleil artificiel, bien pâle et en biais. Du théâtre au cinéma mais sans scène et sans décor dans un grand studio sombre : le tenant du « Dogme » (un cinéma naturel sans artifices sonores et visuels) a poussé son fantasme du dépouillement à son paroxysme. Objectif : ne montrer que le strict nécessaire pour laisser l’imagination travailler et l’histoire bâtir, peu à peu, les éléments manquants.
Au départ, étouffé par ce « plateau » sans air et sans portes, comment ne pas se dire que Lars Von Trier est allé un peu trop loin, que le cinéma est aussi une aventure visuelle et que trois heures dans un noir impalpable – contrairement au théâtre, (l’écran joue bien son rôle) - cela risque d’être un peu long. Mais la voix captivante et proche d’un narrateur hors champ (John Hurt) stoppe assez vite toute réaction de mauvaise humeur. Il faudrait presque fermer les yeux pour laisser apparaître, un à un, les personnages de cette bien curieuse histoire. Ils sont une vingtaine, tout au plus : les habitants de Dogville, de bonnes gens, réservés, polis, qui se connaissent depuis toujours et nourrissent leur convenance dans un cul-de-sac adossé aux Rocheuses.

philosophe-professeur des âmes

En autarcie quasi complète, Dogville n’a pas vu un étranger depuis des siècles, et semble satisfaite de son auto-suffisance. Mais Tom Edison (Paul Bettany) n’est pas de cet avis. Ecrivain infécond –ses phrases se limitent à « grand » et «petit » suivis d’un point d’interrogation – il s’est improvisé philosophe-professeur des âmes et anime des séances de réarmement moral pour le bien-vivre de tout le monde. Il a bien du mal à faire entendre à ses comparses moins pensives le sujet du jour : leur incapacité à « recevoir », au grand plein du terme. Comme Tom ne peut les convaincre, il va leur démontrer. Il lui faudrait un cadeau pour le village entier. Et ce cadeau débarque providentiellement en pleine nuit : Grace (Nicole Kidman), fragile et touchante fugitive qui cherche à échapper à des poursuivants armés. Tom se lance dans un calcul à trappes : pour que Dogville accepte de cacher Grace, il faut que Grace se fasse accepter. Et la jeune fille d’offrir ses services aux habitants qui commencent par refuser, puis profitent, puis abusent d’elle jusqu’à ressembler à une meute cruelle.
Puisque de décor il n’y a pas, tout intérieur est mis à nu. Les personnages ont beau s’affairer chacun dans leurs maisons ou leurs boutiques, ils sont en permanence à portée de regard et du regard des autres, dépourvus d’intimité. Et dans ces demeures rendues transparentes, on peut voir les brimades, les violences, les drames, que chacun inflige. Ou tous ces regards courroucés simultanément pétrifier Grace quand elle passe dans la rue. Dogville est un huis clos de cauchemar où une communauté, perturbée par une intrusion étrangère, finit par révéler les plus mauvais penchants des individus et cautionner sa déchéance générale.

Moralité

En neuf chapitres et un prologue, la démonstration a dépassé ses ambitions. Non contente de se vérifier, elle a poursuivi son jeu sadique jusqu’à son reversement : on ne joue pas impunément avec une jeune fille pure.
La morale est trop morale puis finalement complètement immorale, comme si l’une était le pendant de l’autre. Le bien, le mal, ce qu’il faut faire et ne pas faire, l’humain et la bête en l’homme, le pardon et la vengeance, le monde pourri et le monde meilleur : la parabole s’empèse regrettablement d’une sommaire mystique chrétienne bien plus angoissante que l’esprit sans foi ni loi. Elle amoindrit un texte qui, remarquablement bien écrit, délicieux dans ses sarcasmes et la précision de ses commentaires, mériterait pratiquement une lecture seule.
Par réaction manifestement contre le jeune cinéma cyber technologique, Lars Von Trier s’est lancé dans une subversion « vieux jeu » avec art, originalité et audace expérimentale. Sa mise en scène est absolument brillante mais parfaitement glaciale. Seules sources de chaleur : une neige tombante, un rayon de lumière, un chant d’oiseau ou, paradoxalement, des mafieux aux grands chapeaux et et belles voitures qui transportent avec eux l’esthétique imagerie des années trente.
Dogville pourrait être le nom d’un nouveau jeu de société sophistiqué où un créateur génial s’amuserait à déplacer et faire s’entretuer des figurines sur un dessin plat. Les comédiens rassemblés emploient d’ailleurs avec dévotion leur talent à chuchoter leurs rôles de cire. Nul relief émotionnel dans cet exposé stylisé dont on sort avec le sentiment un peu agaçant d’avoir été manipulé. Mais tellement bien.
Fier de sa victoire, Lars Von Trier a déjà prévu deux films dans la lignée de celui-ci, avec Nicole Kidman très probablement. Car Dogville n’était que le premier opus d’une trilogie que la Palme d’or contribuerait à faire éclore.
Dogville, film italien, danois, suédois, français, norvégien de Lars Von Trier avec Nicole Kidman, Paul Bettany, Patricia Clarkson, Jeremy Davies, Siobhan Fallon.
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