L'humain au centre de l'action future

Jean Genet, un passeur

L'exposition «Jean Genet R>et le monde arabe» achève à Rabat sa tournée marocaine commencée l'hiver dernier. L'événement a entraîné toute une actualité autour de cet écrivain français qui avait choisi
>le Maroc pour maison et la Palestine pour commun

07 Février 2003 À 19:25

«Une tombe quasi anonyme, un cimetière perdu en une ville oubliée : qui aujourd'hui sait que là, à Larache, a été enterré Jean Genet ?» interroge Edmond El Maleh, écrivain marocain qui a bien connu l'écrivain français. Jean Genet, enfant de l'Assistance publique, vagabond, réfractaire, rêveur et poète qui, la veille de sa mort, le 15 avril 1986, avait demandé à être enterré à Larache où il s'était fait faire construire une maison pour la première fois de sa vie. «Je crois que le Maroc a été pour Genet l'espace ultime où il fonda son royaume particulier dont il rêva à la fin de sa vie. Une belle maison conçue par lui-même, une tribu révoltée contre les réalités, composée de la famille de Katrani, de son ami Jacky Maglia, d'Ahmed qui habitait en Italie et de ses amis du Maroc» résume Mohammed Berrada.
Les amis de Jean Genet, marocains et palestiniens ont été réunis par Marie Redonnet, chargée de mission pour le livre à l'Ambassade de France, pour réaliser une exposition sur «Jean Genet et le monde arabe». Projet qui a, depuis l'hiver dernier, engendré une succession d'événements autour de cet écrivain, le replaçant au cœur d'une actualité souvent brûlante. Présentée successivement à Casablanca, Tanger, Larache, Tétouan, Oujda, Marrakech, Agadir, Fès et Meknès, l'exposition a donné lieu à des rencontres, colloques, représentations théâtrales et lectures. Les éditions Toubkal ont commencé à traduire en arabe et publier l'œuvre de Jean Genet. Et les éditions Tarik ont fait paraître un ouvrage de photographies de Souad Guennoun L'Ultime parcours de Jean Genet. Mais surtout, l'exposition, qui achève actuellement sa tournée à Rabat, accorde une place prépondérante à l'engagement de Jean Genet en faveur de la Palestine. A l'heure même où la parution prochaine d'un ouvrage en France relance les accusations d'antisémisme à son encontre.
A Rabat où elle a été inaugurée mercredi dernier, l'exposition est répartie sur deux espaces. A Dar M'rini, belle maison ancienne de la medina, l'homme et l'oeuvre ; à la sompteuse galerie Bab El Kebir proche des Oudayas, des «Hommages d'artistes». «Il vaudrait mieux commencer par Dar M'rini, conseille Marie Redonnet, également commissaire scientifique de l'exposition, plusieurs panneaux (quatorze) déclinent Jean Genet et le Maroc, la pièce Les Paravents et la guerre d'Algérie, Jean Genet aux côtés des travailleurs immigrés, ses liens affectifs, les camps palestiniens... Un ensemble pédagogique et didactique pour présenter l'auteur français qui avait choisi la Palestine pour communauté et le Maroc pour maison.
«Le monde arabe, dans sa réalité et dans ses images de rêve, a joué pour lui le rôle de passeur. Il lui a permis d'inventer une littérature pionnière, au-delà du deuil et des funérailles, ouverte à une langue et une expérience poétique inédites, explique Marie Redonnet dans un catalogue très complet et riche en illustrations. «Cette exposition ne chercher pas seulement à faire découvrir Genet à travers des documents d'archives. Elle veut faire entendre des voix amies, leurs souvenir, leurs témoignages.», poursuit-elle.

La Palestine dans toutes les têtes

Le coin des plasticiens : Bab El Kébir. Dans le prolongement de la splendide porte d'entrée, une installation rompt la perspective des voutes suivantes. Un funambule aérien «immateriel comme en un rêve et qui s'apprête à marcher dans le vide» écrit Edmond El Maleh à propos de cette sculpture de Abelkrim Ouzzani. Clin d'oeil fidèle de l'artiste à la pièce de Jean Genet et à celui qui l'a inspirée : l'acrobate Abdallah Bentaga, ami de l'écrivain.
Sur la gauche, des photos de l'écrivain à tous les âges, dans le désordre, pour marquer sa présence dans le lieu, fixer dans les esprits les différents visages de Jean Genet. A droite, d'autres photos prises dans les camps palestiniens. La tonalité de l'exposition est annoncée : Jean Genet et le monde arabe, c'est principalement Jean Genet aux côtés des Palestiniens.
Alors que le Maroc, très présent dans sa vie, est presque absent de son oeuvre, Jean Genet a beaucoup écrit sur la Palestine. Des citations, extraites de Quatre heures à Chatila ou du Captif amoureux (dernière oeuvre de Jean Genet) jalonnent les murs de la deuxième salle. Des coups de feux brisent la lecture : ils proviennent de l'installation video du cinéaste Nabil Ayouch. Dans une âlcove, une série de spots projettent une cible criblée de balle dans laquelle apparaît la tête d'un enfant qui saigne, une rue entre des ruines, ou des anonymes annonçant «Je suis Palestinien»... Entre chaque image un écran vide où l'on peut lire : «Je n'ai jamais aidé les Palestiniens, ils m'ont aidé à vivre» (Jean Genet, Carnets de notes inédites).
Sur les quelques marches menant à la dernière salle, Mohamed Kacimi a disposé deux souliers et tracé des pas sur le sol «Vers le silence, la méditation ou la reprise du souffle. Respirer de nouveau même si les corps tombent à Gaza ou Ramallah». Sur les portraits de Fouad Bellamine, noirs et blancs comme une page de livre, le portrait de Jean Genet paraît plongé en pleine réflexion. Dernier recoin, un téléviseur diffuse un entretien avec Leila Shahid.
«Je suis français, mais entièrement, sans jugement, je défends les Palestiniens. Ils ont le droit pour eux puisque je les aime. Mais les aimerais-je si l'injustice n'en faisait pas un peuple vagabond ?» écrit Jean Genet dans Quatre heures à Chatila. Son engagement lui a valu de nombreuses accusations d'antisémisme, aujourd'hui relancées en France par une étude de Eric Marty parue dans la revue Les Temps Modernes. Edmond El Maleh s'insurge : « J'ai connu Jean Genet personnellement. Il est taxé d'antisémite en raison de son soutien à la Palestine. Moi même on me traite d'antisémite alors que je suis juif. Il y a en ce moment une hystérie contre les Palestiniens et le monde musulman et une campagne misérable contre tous ceux qui soutiennent la cause palestinienne.» Même réaction de la part de Marie Redonnet qui a scruté l'œuvre de Jean Genet pour son doctorat et son ouvrage Jean Genet, le poète travesti (Grasset) : «Jean Genet a bien eu quelques phrases provocantes à propos de Hitler mais l'antisémistisme n'est pas son affaire. Et ce n'est pas un hasard si cette polémique émerge en ce moment.» De quoi l'offusquer, elle qui écrit : «La force de cette œuvre est son pouvoir d'invention d'une nouvelle poésie, où l'Occident et l'Orient, l'Arabe et le Blanc disparaissent pour qu'apparaissent, hors de l'Ordre ancien (sexuel, religieux, politique, métaphysique), un ordre nouveau, métissé, en mouvement et à éclipse, réfractaire à toute capture, à tout enfermement identitaire ou national. C'est une oeuvre qui entre la France et le Maroc, via le Palestine, crée des passages féconds, permet des rencontres inédites et libératrices.»
Jean Genet et le Monde arabe «Regard d'artistes», du mardi au dimanche de 9h30 à 13h et de 15h à 19h, jusqu'au 1er mars.
Autour de l'exposition :
- Lectures d'extraits de Quatre Heures à Chatila par Touria Jabrane, dimanche 9 février à 17h à Bab El Kébir.
- Projection du film «Genet à Chatila» de Richard Dindo, dimanche 16 février à 17h à l'Institut Français de Rabat.
- Rencontre avec les amis de Jean Genet et les artistes de l'exposition: Edmond El Maleh, Anis Balafrej, Abedelkébir Khatibi Fouad Bellemanine et Mohamed Kacimi, jeudi 20 février à 19h à Médiathèque.
- Lectures de textes par Amal Ayouch, dimanche 23 février à 17h à Dar M'rini.

Bibliographie :
Oeuvres complètes, Gallimard.
Notre-Dame-des-Fleurs, Le Balcon, les Nègres, Journal du Voleur, Haute Surveillance, Les Paravents, Les Bonnes, folio.
Traductions en arabe : Les Bonnes, Les Nègres, Les Paravents, Un Captif Amoureux, Toubkal.
En rapport direct avec le monde arabe : Le Funambule, les Paravents, Quatre Heures à Chatila, Un captif amoureux.
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