L'humain au centre de l'action future

L’arrière-saison de Philippe Besson : chez Phillies

Après «En l’absence des hommes» et «Son frère», Philippe Besson a imaginé un roman qui donnerait vie aux personnages d’une peinture de Edward Hopper, «Les rôdeurs de la nuit». Dans une nostalgie douce baignée par les rumeurs du proche océan, l

26 Juin 2003 À 17:58

Quand un soir, sans raison particulière, il a regardé plus intensément les personnages de ce tableau.
Dans la lumière, cette femme à la robe rouge, l’homme au chapeau à côté d’elle, et le barman qui leur fait face. Dans l’ombre, décalé vers la gauche, un autre homme au chapeau, dont on ne voit que le dos.
Ils étaient là, réunis autour du comptoir en bois du «Phillies» et subitement, ils ont eu l’air d’être vivants. Philippe Besson les a tirés de leur immobilisme pour raconter leur histoire.
La femme, c’est Louise. Elle vient régulièrement au «Phillies», «dans ce café, qui est devenu son repaire autant que son repère». Elle prend toujours un Martini blanc. Exclusivement. Elle écrit des pièces de théâtre. Ce soir, elle attend Norman, son compagnon depuis un an. Ben, le barman, la connaît depuis neuf ans. Entre eux, une complicité énorme qui se passe de mots. Ce pourrait être un soir comme les autres, mais précisément, ça ne l’est pas. C’est ce soir que Norman a choisi pour annoncer à son épouse qu’il la quitte et qu’il part vivre avec Louise. C’est aussi ce soir que Stephen a choisi pour réapparaître après cinq ans de silence. Stephen, avec qui Louise a formé, il y a plusieurs années, «l’un des couples le plus en vue de Boston». Stephen, qui l’a quittée pour un mariage de raison et l’a laissée «dévastée» : «A l’instar des grands accidentés, elle ne retrouvera jamais complètement l’usage d’elle-même». Stephen, le grand amour disparu, qui vient justement de pousser la porte du bar.
Ils sont à Cap Cod, sur la côte Est des Etats-Unis, à un instant de l’arrière-saison où l’orage dispute la primeur à l’océan. Oubliés des autres, dans un bar vide, ils sont légèrement en retrait des dunes blanches et des falaises, de ces plages qui sont «du reste, les seuls lieux qui ne déçoivent jamais et que la mémoire ne salit pas». Ce sont des «trentenaires amers», qui, «sans se l’avouer, se consument dans le douloureux regret de ce qu’ils ont été».
Philippe Besson ne les fait pas tellement dialoguer : les seules répliques qui sont prononcées marquent les étapes, couronnements ou reculs, de leurs progressions intimes. Mais le romancier relate leurs échanges, insérant les commentaires des personnages «cela va me revenir» avec les siens «elle est encore surprise», sans qu’il y ait de confusion. Il est dans le bar, comme un intrus invisible qui aurait la faculté d’entrer dans la tête des gens, ou plutôt, d’entendre, par moments, ce qu’il s’y passe. Il dit les choses simplement, les appelant par leur nom, «nostalgie», «amour», «rupture», sans chercher à être original. Mais rien ne paraît banal car il émane de ces personnages et de cette scène un charme profondément magnétique.
Les occupants du comptoir sont enveloppés dans un climat de «l’entre» : entre l’été et l’automne, entre la plage et la ville, entre le soleil couchant et l’orage du soir, entre le passé et le présent, entre deux âges, entre deux amours... Ils sont surpris dans un état de préivresse où le temps se suspend pour laisser la mémoire se mettre en mouvement et les souvenirs affluer. «Ils ont l’incandescence des fantômes».
Autour d’eux se devinent d’autres fantômes que Philippe Besson a comme invités en créant une atmosphère favorable et des personnages-symboles. Louise et les trois hommes pourraient avoir une histoire autre que celle qu’il leur prête. On pourrait même jouer à s’imaginer les différentes vies qui pourraient être les leurs. Mais cela ne changerait rien à l’impression offerte par le roman, la même, d’ailleurs, que celle donnée par la peinture de Hopper et que Besson a su retrouver. L’impression, que ces personnages (ces personnes ?) ont l’air familier. Si étrangement familier.

«L’arrière-saison» de Philippe Besson, Ed. Julliard, 198 pages.
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