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Les ambiguïtés du «droit d'ingérence»

A l'heure où l'on s'interroge d'un côté sur le bien-fondé de certaines interventions et de l'autre sur des non-interventions pour ne pas dire indifférence de la “communauté internationale» dans certaines parties de notre “village planétaire», il n'est pas

15 Février 2003 À 20:18

En effet, la complexité de la question communément appelée "le droit d'ingérence», découle du fait que celui-ci, à la fois, remet en question l'un des principes fondamentaux du droit international à savoir, l'autre droit qu'est la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, et se heurte à un autre principe fondateur des relations interétatiques, en l'occurrence l'égalité souveraine des Etats. La charte des Nations unies souligne ces deux principes dès l'article 2 et la Cour permanente de justice internationale (CPJI) ainsi que la Cour internationale de justice les ont maintes fois réaffirmés en reconnaissant à l'Etat une sorte de domaine réservé. Mais au vu des évolutions internationales, on pourrait se demander si la question de la souveraineté exclusive et absolue ne s'apparente pas à une simple incantation dans la mesure où les Etats sont dépossédés ou se désengagent de plus en plus de pans entiers d'activités qui relevaient jusqu'ici de leurs compétences. Ainsi, le champ d'action de l'Etat s'est progressivement rétréci, ce qui fait dire à certains analystes qu'à l'Etat providence s'est substitué l'Etat «ambulance».
Reste-t-il donc un domaine que l'on pourrait caractériser de réservé, autrement dit une exclusivité de la souveraineté particulièrement en matière des droits humains ? Le fait d'amener un Etat par la dissuasion ou par la force à les respecter constitue-t-il une action d'ingérence ?
Avant d'y répondre, nous avons jugé bon de nous interroger sur l'ambiguïté de la définition de la notion d'ingérence (droit ou devoir ?) sur l'ambiguïté du statut des intervenants (Conseil de sécurité, organisations non gouvernementales, Etats) dans le processus de l'ingérence et sur l'ambiguïté de sa pratique sélective.

Ambiguïté terminologique

Tout d'abord, rappelons que les interventions ou les ingérences pour le respect des droits humains n'est pas une pratique récente dans les relations internationales. Depuis au moins le début du XXe siècle des ingérences ont souvent été justifiées pour des raisons humanitaires ou d'humanité, les occupations coloniales (ingérences civilisatrices) sont là pour nous les rappeler. Néanmoins, ce qui est nouveau, c'est la volonté récurrente de la "communauté internationale» pilotée par certains Etats, de les codifier et de les opposer aux Etats récalcitrants.
C'est bien l'annonce d'un passage qualificatif d'une approche morale qui, jusqu'ici, se contentait d'interpeller les consciences (devoir d'ingérence) à une obligation pour la "communauté internationale» de porter secours aux populations en danger, lorsqu'il y a constatation de violations massives et caractérisées des droits humains. L'ambiguïté paraît ici levée parce que l'on est en présence à l'Etat de respecter ses obligations, mais aussi à la "communauté internationale» de veiller au respect de ses engagements en portant assistance à des populations en danger.
Ceci dit, la notion d'ingérence demeure encore connotée négativement dans la mesure où elle traduit une immixtion dans les affaires d'autrui, ici les affaires intérieures d'un autre Etat, et par conséquent, une violation de sa souveraineté. Le droit et l'ingérence paraissent dès lors antinomiques, puisque le droit stipule la non-ingérence. Cependant, l'observation attentive des relations interétatiques nous montre que l'ingérence a toujours fait et fait encore partie du jeu des rapports entre les Etats. C'est donc le terme d'ingérence qui pose un problème à la fois juridique et éthique.
Par conséquent, l'ambiguïté découle du fait que l'ingérence, d'une façon générale, demeure illicite, sauf le cas où les droits humains seraient violés. Les dispositions, précédemment citées, de l'article 2 ne fonctionnent pas en matière des droits humains où il serait plus pertinent d'évoquer un droit d'assistance consenti par l'Etat et reconnu à la "communauté internationale» de porter secours à des populations en danger. Ainsi, l'ingérence serait intrinsèquement liée aux opérations humanitaires dans son sens le plus large, aussi bien en temps de paix qu'en temps de guerre, et trouverait sa justification juridique et morale dans l'action humanitaire même.
L'idée est donc le principe de la souveraineté cesse d'être opératoire lorsqu'un Etat viole ou ne peut faire cesser des violations massives des droits humains sur son propre territoire et s'exerçant à l'encontre de sa propre population ou d'une partie de celle-ci pour des raisons religieuses, politiques ou ethniques. L'argument du domaine réservé cède sans difficulté face à la gravité des faits. Quelle légitimité dans ce cas un Etat peut-il revendiquer alors que l'une de ses fonctions est, précisément, de faire respecter les droits humains sur le territoire relevant de sa souveraineté, et que ceci est intrinsèquement lié à la démocratie ? Par ailleurs, à l'aspect conventionnel (l'Etat en signant des traités et des conventions internationale, a accepté un droit de regard exogène sur ce champ de son activité) s'ajoute l'obligation erga ommes qui s'impose à tous y compris à l'Etat dans la mesure où les droits de l'Homme relèvent des règles internationales, normes impératives dites de jus cogens où l'Etat ne dispose d'aucune autonomie de volonté. Dans ces conditions, la contradiction est levée entre le droit d'assistance pour faire respecter les droits humains et la souveraineté pour peu que l'Etat soit démocratique et pour peu aussi que les acteurs de l'assistance soient légitimes. La notion d'ingérence est désormais impropre puisque le respect des droits humains est à présent objet du droit international. L'intervention de la "communauté internationale» est là pour favoriser le respect des engagements conventionnels (conventions, charte des Nations unies) pris par l'Etat aussi envers ses propres citoyens.
ceci dit, menacer ou remettre en cause la souveraineté par le biais d'intervenants supranationaux ou transnationaux eux-mêmes non représentatifs, dans la mesure où ils n'émanent que de certains Etats dominants dont les buts et les stratégies pourraient être identifiables, pose la question de la légitimité des intervenants.

Légitimité des intervenants

Cette interrogation sur la légitimité des différents intervenants dans le processus (constatation, décision, exécution) en matière de respect des droits humains est directement liée à leurs statuts. Autrement dit, la connaissance du statut dont ils disposent nous renseigne sur leurs légitimités en tant qu'organes et par conséquent sur la légitimité de leurs interventions. Nous avons identifié trois acteurs : les Nations unies par la voie du Conseil de sécurité, les Etats et les ONG.
Le Conseil de sécurité : c'est conformément au chapitre VII de la Charte que celui-ci a souvent estimé qu'une situation de violation massive des droits de l'Homme présente une menace contre la paix et la sécurité internationale. Il peut dans ce cas prendre des mesures coercitives au nom de l'ingérence humanitaire. Ce fut le cas en Irak suite à la résolution 688 pour porter secours aux populations kurdes ou le cas en Somalie (résolution 794) pour rétablir la paix. Il peut aussi, au nom de ‘l'ingérence démocratique», envisager des mesures telles que l'embargo qui fut décrété à l'encontre de Haïti pour rétablir le Président Aristide (élu) renversé par un coup d'Etat militaire.
Ces ingérences en faveur du respect des droits humains se trouvent consolidées par un arrêt de la CIJ datant du 24 juin 1986 dans lequel la Cour a rappelé dans l'affaire dite Nicaragua/USA que la "fourniture d'une aide strictement humanitaire… ne saurait être considérée comme une intervention illicite», mais que les USA par leur soutien aux contras avaient violé les règles du Droit International. En fait, toutes les résolutions - que ce soit la résolution 43/31 du 8 décembre 1988 permettant en accord avec l'URSS de secourir les populations d'Arménie victimes du tremblement de terre ou la résolution 45/100 du 14 décembre 1990 qui a autorisé l'aide humanitaire d'urgence - rappellent le respect de la souveraineté de l'Etat qui accueille ces aides. Cependant, on observe que si jusqu'ici les aides ont été négociées avec l'Etat, la résolution 688 d'avril 1991 va désormais exiger de l'Irak la coopération pour secourir les populations kurdes et la résolution 794 du 3 décembre 1992 va encore plus loin parce qu'il s'agit d'un encadrement armé de l'acheminement des secours aux populations somaliennes. Ces décisions, rappelons-le, ont été prises et mises en œuvre dans le cadre du chapitre VII.
On constate dès lors que les compétences du Conseil de sécurité sont sans recours et sont exemptées du principe de non-intervention dans deux domaines différents mais qui restent liés : l'ingérence humanitaire en cas de conflit militaire et l'ingérence démocratique en cas de coups d'Etats occasionnant des troubles.
Sommairement, on peut déceler deux types d'ambiguïtés relatifs à la qualification et aux traitements des situations qui connaissent des violations massives des droits de l'Homme. Le premier constat est la sélectivité/ ambivalence de l'attitude du Conseil de sécurité. Deux situations nous paraissent éclairantes : les cas palestinien et thétchène que la géographie n'a pas favorisés et où le Conseil montre une impuissance disproportionnée par rapport à sa célérité et à ses démonstrations de forces dans le traitement des cas irakien ou somalien... Une telle paralysie s'explique par le marchandage entre les différents membres du Conseil, dont la Russie et les Etats-Unis qui sont concernés stratégiquement parlant chacun par une question dont ils monnaient l'issue. Il en ressort que la qualification de zones de violations massives des droits de l'Homme par les membres du Conseil de sécurité n'est pas étrangère à l'importance qu'ils accordent ou non à leurs intérêts dans ces zones ; sinon comment pourrait-exécutée par la seule France, lorsqu'on connaît l'importance des intérêts français en Afrique ?
Le deuxième constat est relatif à la représentativité du Conseil de sécurité de la "communauté internationale” d'autant que celui-ci bouscule la souveraineté des Etats au nom de la légitimité démocratique (cf. le cas de Haïti). On pourrait à raison se demander si le Conseil est un organe représentatif des Etats-nations dans leur ensemble ou s'il n'est pas plutôt une structure d'arrangement/marchandage entre les grandes puissances pour servir d'abord les intérêts des Etats qui le composent ?
Les Etats : à côté du Conseil, les Etats sont aussi des intervenants sur la scène internationale et pourraient aussi agir pour faire respecter des dépassements massifs des droits humains. Si l'action est unilatérale, elle n'est pas reconnue par le droit international. Les Etats peuvent aussi agir dans le cadre du chapitre VI ou VII par mandat des Nations unies. Les ONG : Ce sont des organisations de droit privé sorte "d'uegentistes” de l'humanitaire dont le rôle a évolué du simple des violations des droits de l'Homme, à la prise de parole et à la dénonciation de ces dépassements. Néanmoins, l'on est en droit des Etats intervenants et s'il n'y a pas là à craindre qu'elles soient instrumentalisées ? Autrement dit, ne sont-elles pas parfois l'outil de prolongement de la politique étrangère et par conséquent des relais politiques de certains Etats surtout lorsqu'on sait que leurs ressources proviennent majoritairement des Etats et qu'elles font de plus en plus ce que "l'Etat les charge de faire à sa place”. Si au plan politique elles sont de plus en plus des acteurs dans les relations internationales n'ayant, Maxime Lefebvre le souligne à raison, "comme seule légitimité que l'engagement de leurs militants”, sur le plan juridique on remarque qu'elles "ne disposent d'une personnalité juridique que dans l'ordre juridique interne des Etats”. Elles n'ont par conséquent pas d'existence en droit international. Finalement, la combinaison du facteur légitimité/ représentativité des intervenants et la sélectivité des zones d'ingérence, humanitaire ou démocratique, renforce la suspicion sur les motivations réelles et inavouées de ces opérations, ce qui explique les réserves d'un grand nombre d'Etats du Sud qui y trouvent une nouvelle forme de domination.
En guise de conclusion, soulignons que s'il n'y a pas de domaine où la souveraineté de l'Etat est absolue et exclusive, la "communauté internationale” ne peut non plus opposer aux Etats la légitimité démocratique qui émane nécessairement de la représentativité, alors qu'elle-même est régentée par un organe centralisateur et centralisé dont la représentativité s'appuie sur un équilibre des forces datant de la guerre froide au détriment d'un grand nombre d'Etats-nations ? L'autorité de la "communauté internationale” gagnerait ainsi en crédibilité et en légitimité en associant à la décision un plus grand nombre d'Etat par une formule de la représentativité de l'organe décisionnel des Nations unies, qui reste à concevoir. Est-il déraisonnable dans ce cas d'affirmer que la pratique sélective en matière d'obligation de faire respecter les violations des droits humains, obéit encore à d'autres desseins qui ne sont pas toujours humanitaires et peut donc justifier des formes d'interventions directes ou indirectes où l'humanitaire n'est que "l'arbre qui cache la forêt” ?
Sur quelles considération la "communauté internationale” se fonderait-elle pour justifier son ingérence dans plusieurs endroits de la planète et son mutisme à propos d'autres régions, alors que l'on est en présence des mêmes violations massives des droits humains ? Ces comportements ambivalents ne plaident pas en faveur de la crédibilité du Conseil de sécurité et de l'ONU en général car on serait en présence d'une ingérence qui exprimerait en cas d'opérations les seuls intérêts des Etats puissants travestis en valeurs et préoccupations universelles.
L'ingérence restera donc un concept équivoque tant qu'un compromis international ne se sera pas dégagé autour de la question de la légitimité des différents intervenants dont la mission serait de faire respecter de manière équilibrée- et partout- les dépassements relatifs aux droits humains, pour éviter toutes les tentatives d'instrumentalisation de cette préoccupation "d'ordre planétaire”. Autrement dit, pour que l'ingérence soit légitime, il faudrait que la cause soit juste, que la règle de l'ingérence soit égalitaire dans son application et que les intervenants soient représentatifs. C'est à ce prix que l'on pourrait parler de l'ingérence comme l'expression de la volonté générale de la "communauté internationale”. Cependant, les hommes ont de tous temps tenté de trouver des recettes pour pacifier leurs relations, c'est pourquoi nous partageons l'analyse judicieuse de Philippe Moreau Defarges lorsqu'il affirme que "le devoir d'ingérence a quelque chose de ces grandes illusions qu'inventent régulièrement les hommes pour se persuader qu'ils ont enfin trouvé la formule miracle”.
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