Souad Kettani entre piano et peinture : notes du naïf
La pianiste Souad Kettani, l’une des premières du Maroc, expose ses toiles au complexe cuturel d’Anfa (Casablanca). La peinture est sa nouvelle passion, surgie en elle de manière spontanée, après un parcours brillant dans la musique. >La sal
LE MATIN
24 Avril 2003
À 17:51
... de piaillement d’enfants, du ruissellement du thé brûlant dans les verres fins, de cris des mouettes sur les vagues déchaînées, mais aussi du silence de médinas introverties, d’artisans absorbés au travail, de mausolées lointains… Des tableaux pleins de vie, où tantôt s’exalte un art de vivre, tantôt se dénonce une iniquité sociale en sourdine. L’artiste ? Une grande musicienne, une des premières pianistes marocaines, Souad Kettani. Une passion innée, le parcours laborieux des professionnels de la musique classique, une vie orchestrée par l’imposant instrument. Et la peinture ? Une passion nouvelle qui s’est emparée d’elle depuis trois ans, à la fleur de l’âge mûr, et qu’elle pratique de manière tout à fait spontanée. Une nouvelle porte sur le monde, un nouveau champ d’expression qui lui permet la création absolue, contrairement au piano où elle est tenue à l’interprétation du répertoire classique, où les possibilités de composition libre sont limitées. Mais le piano est loin d’être facile, elle y a révélé un grand talent depuis sa plus tendre enfance où, fille d’un grand mélomane et petite-fille d’un professionnel du sama’e, elle recevait un professeur de piano à domicile, tandis que ses frères jouaient l’un au saxophone et l’autre à la guitare. En 1960 elle entrait au Conservatoire de Casablanca où elle étudia, parallèlement au piano, le solfège, le chant, l’harmonie et le contrepoint, l’histoire de la musique, et réussit brillamment au fil des ans tous les examens. Le piano lui était enseigné par Mmes Barral et Gaugry, élèves du célèbre pianiste français auteur d’une méthode spéciale, Alfred Corteau. Après le premier Prix de piano de Casablanca, elle décrocha le diplôme national de piano de Rabat, avant d’effectuer des stages à Nice auprès du grand maître Pierre Sancan. Elle n’a pu suivre une carrière internationale à cause «des limites du mariage», dit-elle. Mais à côté de l’enseignement du piano qu’elle exerça successivement aux Conservatoires de Rabat, de Fès puis de Casablanca (Ben M’Sik-Sidi Othman), et qu’elle pratique aujourd’hui en cours privés, elle se produit en récitals dans le cadre de manifestations culturelles ou associatives, et joua souvent dans l’orchestre de l’illustre feu Hadj Abdelkrim Raïss, qui lui permit de s’épanouir dans la découverte de la musique andalouse.
Le quart de ton
Elle n’a véritablement connu la musique arabe qu’après son mariage, confie-t-elle, car auparavant elle ne s’était exclusivement consacrée qu’ à la musique classique occidentale et à cet instrument purement occidental, le piano. Le quart de ton (de la musique arabe), elle ne le sentait pas, il la gênait très fort, ou plutôt l’intriguait. D’autant plus qu’avec le clavier, contrairement aux instruments à cordes, il n’y a aucune possibilité de se hasarder au quart de ton. «Je ne connais qu’un unique musicien, algérien, qui a inventé un clavier spécial avec quart de ton pour musique orientale… indique-t-elle. Je joue des airs de Farid, Fairuz ou Oum Keltoum au piano, mais mon instrument qui est très riche et très vaste, me limite au niveau de la musique orientale». Si elle est plus à l’aise dans la musique andalouse, c’est parce que le quart de ton n’y apparaît pas au sens oriental du terme. Néanmoins, la musique andalouse comporte des intervalles musicaux persans qui peuvent passer pour des quarts de tons plus ou moins nuancés, ainsi que la tierce pure de Pythagore. Comme l’affirme le maître du luth Saïd Chraïbi, c’est Jean Sébastien Bach qui a dépouillé la musique occidentale d’une grande partie de sa richesse en fixant une tierce permanente sur le clavier. C’est pourquoi le piano, comme le clavecin, est l’instrument occidental par excellence.
L’école de la vie
Un instrument, aussi, difficilement transportable et dont Souad Kettani souffre de la séparation à chacun de ses voyages. Si elle possède deux pianos chez elle (un à queue et un droit), lorsqu’elle se trouve dans une autre ville, elle cherche toujours à pianoter quelque part, même dans un hôtel, un cocktail, sans réprimer son envie de jouer sur un piano rencontré. Et ses frères ont été « obligés » d’acheter des pianos pour leurs salons pour que leur sœur puisse en jouer losqu’elle leur rend visite. « Je suis aussi amoureuse des autres instruments, dit-elle. Les luths, les citares, les guitares, les saxophones…» Chaque fois qu’elle chine dans les brocantes et qu’elle voit un instrument abandonné et délabré, elle l’achète pour le restaurer. En fait, sa maison est peuplée d’instruments. Mais elle ne joue que le piano et surtout Chopin qu’elle préfère à toute musique. «Il me touche particulièrement par sa mélancolie, sa recherche incessante de quelque chose qu’il ne trouve pas, son voyage intérieur toujours plus profond». Lorsqu’elle se trouva envahie par le désir irrésistible de peindre, elle n’avait eu d’école pour cet art que celle de la vie dit-elle : «les foires, les brocantes, la recherche du beau dans l’assemblage des couleurs, dans les tissus, les draperies, les costumes anciens, le patrimoine marocain…». Sa maison abrite aussi des collections de caftans, de babouches, de bijoux berbères. Un jour, elle prit le pinceau qui alluma une nouvelle flamme de son imaginaire. La peinture jaillit en flot émotionnel qui recouvre densément la toile, à la manière du geste libre dans l’abstraction, mais avec moult détails et variations, dans une figuration genre naïf, par moments poche de la miniature. Des images profuses de la vie qu’elle transmue par sa mémoire incitant son imagination, sans utilisation d’aucun modèle, dans un monde recréé, parfois onirique. L’absence de perspective amplifie cette dimension imaginaire et de rêve, en lui adjoignant des allures qui évoquent le conte. Tel ce patio en terrasse, suspendu, animé de la présence élégante de femmes devisant, offrant à travers ses arcades le bordant, la vue d’une médina mystérieuse. Il y a aussi, sur la toile avoisinante, ce harem où l’alcôve, éclairée d’une lucarne, promène le regard sur la ville. Et sur un tableau aux tonalités sombres, la légende de Kharboucha, cette cheikha qui défie le caïd amoureux d’elle. D’autres œuvres, aux tons ocres, au décor dépouillé, de terre battue, montrent des femmes au travail à la campagne, supportant « le poids de la vie », comme cette femme au dos surchargé de branchages. Voici encore trois compères, l’un au luth, l’autre aux claquettes et un autre au tambourin, assis à même le tapis, autour d’un plateau de thé. Et plus loin, sur une autre toile, deux mouettes se concertant sur la décision de prendre le bateau accostant ou les airs célestes. Tandis que sur un autre rivage, un homme accompagne sa femme stérile au mausolée de Sidi Abderrahmane cinglé de la houle de marée haute, sait-on jamais… L’exposition de Souad Kettani est tellement luxuriante, aux thèmes variés, joies et peines de la vie, moments d’intimité et d’ambiance chaleureuse, sublimés par les traditions marocaines… Un univers pictural à découvrir, surgi des doigts d’une pianiste.