L'humain au centre de l'action future

«Biographie de la faim» de Amélie Nothomb : Les crocs d'Amélie

Comme chaque année maintenant, un nouveau roman de Amélie Nothomb, écrivain qui ne cesse de romancer malicieusement son autobiographie. L'angle cette fois : la faim, au sens de désir suprême et de plaisir potentiel. Elément clé d'une construction identita

23 Décembre 2004 À 16:48

Voilà treize ans qu'elle écrit Amélie Nothomb. Voilà treize ans qu'elle livre consciencieusement, à chaque rentrée littéraire, son nouveau roman, attendu comme l'on attendrait au cinéma « le dernier Woody Allen ». Prompt à comparer celui-ci avec le précédent, ou celui d'encore avant, afin que chacun établisse sa hiérarchie de lecture dans sa collection Nothomb personnelle. Si certains titres déçoivent (Antéchrista n'était pas son meilleur), et si son sacre récurent de meilleure élève de la classe littéraire française n'est pas toujours complètement fait-play vis à vis de certains de ses petits camarades, une chose est sûre : on ne peut s'ennuyer avec un roman de Amélie Nothomb.

Qu'on trouve le sujet follement intéressant ou parfaitement vain, il y a toujours dans son écriture suffisamment de malice et d'humour froid pour réjouir. Car elle est intelligente Amélie Nothomb. Ce « cerveau surdéveloppé », qui inquiétait ses professeurs, ne l'a jamais fait souffrir. Outil de jouissance plutôt, elle a tôt appris à le canaliser en lui donnant, via la lecture puis l'écriture, de quoi manger. Elle réussit à en tirer une substance à la fois espiègle et légère, sûrement la raison de son succès.

Ce qu'elle raconte ? Sa vie, le plus souvent. Ou plutôt des épisodes de l'incroyable enfance d'une fille de diplomate qui, née à Kobé en 1967, a suivi ses parents de Tokyo à Pékin puis à New York, au Bengladesh et au Laos jusqu'à ses dix-sept ans, âge auquel elle a entamé des études de philologie en Belgique. A vingt et un an, elle a fui ce pays d'origine qu'elle découvrait pour retrouver le Japon. Son expérience d'alors dans une grand firme nippone fait l'objet de Stupeurs et tremblements, Grand Prix du roman de l'Académie française en 1999.

Quand ses premiers années au Japon sont relatées dans Métaphysiques des tubes (2000). Dans la chronologie nothombienne, Biographie de la faim se situe entre ces deux romans, soit de la petite enfance japonaise d'Amélie à son retour au Japon. Pour raconter ce que fut sa vie dans l'intervalle, l'écrivain utilise, comme toujours, une astuce. Cette fois : la faim. Plus qu'un angle, un personnage. Au point de faire dire à l'auteur « la faim, c'est moi », une formule calquée sur la flaubertienne « Madame Bovary, c'est moi ».

Reader digest

Qu'Amélie Nothomb se définissait comme un tube digestif, on le savait depuis Métaphysiques des tubes, roman imprégné de mécanique des fluides et d'ontologie des tuyaux. Que la faim était le principe et le moteur de sa construction identitaire, Biographie de la faim en fait prendre conscience. Comprendre « faim » au sens premier - douloureux à l'échelle individuelle et tragique à l'échelle mondiale - mais surtout au sens figuré. « Par faim, j'entends ce manque effroyable de l'être entier, ce vide tenaillant, cette aspiration non tant à l'utopique plénitude qu'à la simple réalité: là où il n'y a rien, j'implore qu'il y ait quelque chose. » Amélie Nothomb a toujours eu faim. Pas de tout : pas de l'école japonaise, pas de l'anglais, cette langue « trop cuite »… Mais d'amour et de sucreries jusqu'à s'ébaubir de manque et se gaver d'extase. La faim chez Amélie Nothomb fonctionnant sur le principe ultra de boulimie-anorexie : boulimie jusqu'à quatorze ans, anorexie jusqu'à seize.

Autoanalyse-clinique ? Loin de là. Plutôt une relecture orientée : par fascination pour l'île Vanuatu - qui n'intéresse personne puisque ses habitants ne connaissent pas la faim - Amélie Nothomb se penche sur le concept d'appétit, du monde à son nombril. Passer de l'extrême dénuement de la Chine et du Bangladesh à son goût immodéré pour le chocolat pourrait sembler aussi indécent que l'opulence obscène du New York capitaliste. Mais non. Amélie Nothomb esquive ces travers avec la souplesse et l'éloquence d'une diablotine, en se posant d'emblée comme phénomène : « J'appartiens à un milieu aisé : chez moi, on n'a jamais manqué de rien.


C'est ce qui me suggère de voir en cette faim une spécificité personnelle : elle n'est pas socialement explicable. » Fillette, elle était déjà frappée de surfaim, sorte de maladie nietszchéenne qui se manifeste par des crises violentes. Comme engloutir une boite entière de biscuits devant la glace pour en regarder ses joues rosir de plaisir, boire cinq litres d'eau en cinq minutes, ou se priver totalement de nourriture pour tâter le paroxysme de la souffrance. Car avoir faim, c'est exiger de puissant, du vertigineux, de l'insupportable. Amélie Nothomb passe donc assez vite du concept de désir à celui d'ivresse : ivresse de l'alcool (tôt absorbé), de la beauté (des personnes célestes qui l'entourent) et de la littérature. « La lecture était, avec l'alcool, l'essentiel de mes jours : désormais, elle serait la quête de cette beauté insoluble ».

Amélie Nothomb délaisse assez vite son Atlas de la faim pour conserver le principe faim comme boussole lors de son voyage dans le passé. Où l'on apprend que l'enfant privilégiée et surdouée s'est faite entièrement déshabiller par des petits japonais qui voulaient voir si elle était blanche de partout, qu'elle était vampirisée par des fillettes avides de succès au lycée français de New York, qu'elle s'est faite violer « par les mains de la mer » en Inde et qu'elle a atteint le poids dramatique de trente-deux kilos pour un mètre soixante dix à quatorze ans. Elle a beau déployer tout l'humour froid qui la caractérise, Amélie Nothomb n'en révèle pas moins le lourd prix de ses excès.

Excès qu'elle n'a apaisés qu'en remplaçant la faim par une autre : l'écriture. Presque l'exercice inverse : reconstruire ce qu'on a décomposé, se redonner un corps. D'où quatre heures inamovibles d'écriture par jour. Et une succession de roman dont le dernier paru dresse cet autoportrait acidulé. Fascinante affamée.
Amélie Nothomb, Biographie de la faim, Albin Michel, 250 p.

Bibliographie (tous les ouvrages de Amélie Nothomb sont publiés chez Albin Michel)
Biographie de la faim (2004)
Antéchrista (2003)
Robert des noms propres (2002)
Cosmétique de l'Ennemi (2001)
Métaphysique des tubes (2000)
Stupeur et Tremblements (1999)
Mercure (1998)
Attentat (1997)
Peplum (1996)
Les Catilinaires (1995)
Les Combustibles (1994)
Le Sabotage Amoureux (1993)
Hygiène de l'Assassin (1992)

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