Convivialité et bombance
Comme le résume Abdelhaï Diouri, dans une excellente analyse intitulée “Symbolique et sacré. Les mets levés du Ramadan”, ce mois est celui de deux dichotomies : baisse de la productivité et de la production, et augmentation maximale de la consommation ; j
LE MATIN
03 Novembre 2004
À 14:25
Tout d'abord l'attitude vis-à-vis du sommeil et notre comportement envers la nourriture. Les multiples variétés de crêpes qui envahissent les étalages, la profusion de fruits, de légumes, de viandes et d'œufs incitent à l'achat et à la consommation. Les privations de la journée sont largement compensées tout au long de la nuit.
Il y a quarante ans, le "ftour” consistait en un bol de harira précédé d'un fruit sucré, d'une petite quantité de miel ou même d'une gorgée d'eau. Le "shour” était réputé pour sa frugalité : pain grillé enduit de beurre ou encore lait et "rghaïf”. Ce qui est conforme à la tradition du Prophète qui recommandait la frugalité en toute circonstance. Aujourd'hui, on nous dit que, pour que "l'œil se délecte”, il faut que la table du ftour soit bien garnie. Ainsi, à aucun moment de l'année, les plaisirs du palais, ces "chhiwates” ne revêtent autant d'importance.
L'élément incontournable de ces bombances crépusculaires est sans aucun doute la harira. Pour Abdelhaï Diouri, la harira est incontestablement le mets pour lequel pas deux familles, pas deux régions ou même deux personnes ne donnent la même recette.
On reconnaîtra toujours qu'il s'agit de harira. Jamais, elle n'aura un goût identique. La différence porte souvent sur un rien. Sur la table du jeûneur, le poisson a pris une place privilégiée. Œufs durs, dattes, chabbakias, croissants, petits pains, briouates, jus, café, lait et autres délices se côtoient généreusement…
Pour garnir la table de ces délices, les dépenses des ménages en nourriture augmentent considérablement par rapport au temps normal. Au point que certains ménages sont poussés à s'endetter, outre mesure, pour faire face aux dépenses additionnelles. Pendant le Ramadan actuel, on ne fait pas le marché. On rêve de nourriture. A cette privation du jour, on oppose une grande fête de la "bouffe” tout au long de la nuit.
"On mange trop et on dort peu. Quand vous faites remarquer aux gens qu'ils ne travaillent pas assez, pour toute justification, ils vous répondent : c'est le Ramadan. Il nous reste encore onze mois à travailler. Après la sortie des bureaux, les fonctionnaires vont nonchalamment saliver devant les étalages de nourritures. Il y en a qui sortent seulement pour tuer le temps et ils reviennent chez eux en ayant acheté un surplus dont ils n'ont manifestement pas besoin. Pour voir les résultats de cette bombance effrénée du Ramadan, il suffit d'aller après le "ftour” aux urgences ou d'interroger un médecin spécialisé dans les maladies gastriques. Ces patients, il faut le dire, souffrent de boulimies ramadanesques”, explique une sociologue.
En théorie, le Ramadan, qui constitue une interdiction formelle de s'adonner à un quelconque plaisir physique (voyeurisme, embellissement), psychique (comme le mensonge, la médisance ou la calomnie) mais aussi et surtout les plaisirs du ventre, avec un jeûne total s'étalant du lever au coucher du soleil, se devait d'être prolongé par des soirées de prières et de recueillement. En pratique, donc, le Ramadan est devenu plutôt l'occasion d'orgies alimentaires, de veillées nocturnes interminables, de dépassement de toutes sortes et surtout, une recrudescence de l'incidence de nombreuses pathologies.
Cette augmentation ou aggravation de certaines maladies n'est en rien due au jeûne en lui-même qui, selon l'avis unanime de nombreux scientifiques, constituerait un bienfait énorme pour l'organisme, mais plutôt à l'irrespect total des règles les plus élémentaires d'hygiène de vie, de diététique et de nutrition.
Le Créateur, dans sa Divine Sagesse, ne pouvait imposer à la vaste Oumma des croyants, un long mois de jeûne s'Il n'y voyait quelque bénéfice, ou du moins si celui-ci devait être néfaste.
Et effectivement, de l'avis de tous les médecins et autres spécialistes de la mécanique humaine, jumelé à un strict respect de certains codes hygiéno-diététiques, le Ramadan pourrait s'avérer une panacée pour certains maux du quotidien. L'alimentation idéale au cours du Ramadan passe par un apport suffisant en liquides, en fruits et légumes et en glucides complexes. Ces derniers, et contrairement aux croyances, doivent être les constituants principaux du dernier repas (le shor) car leur mode de libération permet un regain de tonus au milieu de la journée.
Mois de piété, de sérénité et de recueillement, le Ramadan peut se transformer, en raison de notre manque de sagesse hygiéno-diététique, en un pourvoyeur de maux.
Ce quatrième pilier du dogme de l'Islam qui réunissait dans un consensus d'abstinence et de renoncement les factions musulmanes les plus nanties et les plus démunies s'est malheureusement transformé, au fil des années, en une frustration que la nuit tente de combler par tous les excès. La convivialité que ce mois fédère, tempère, un petit peu, toute cette course effrénée vers la surconsommation. Mais malgré tout, Ramadan, se souviennent les nostalgiques, n'est plus ce qu'il était…