Drame historique : un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet Les enfants de la guerre
Jean-Pierre Jeunet a trouvé une grande sœur à son Amélie Poulain : Mathilde, jeune bretonne de vingt ans qui cherche les traces de son fiancé Manech disparu dans les tranchées de la Grande Guerre. Superproduction ambitieuse, Un long dimanche de fianç
LE MATIN
02 Novembre 2004
À 15:58
Elle passera trois ans à espérer qu'il respire encore jusqu'à qu'elle apprenne sa condamnation à mort pour mutilation volontaire. Manech aurait disparu avec cinq autres condamnés sur un no man's land surplombant la tranchée Bingo Crépuscule. Ce nom farfelu devient le nom de code de l'enquête que la jeune fille entreprend. Pour comprendre, mieux faire son deuil ou espérer encore, Mathilde remonte un à un les indices laissés par les cinq condamnés.
Histoire d'amour sur fond de guerre, le mérite de Jeunet c'est d'avoir déconstruit la chronologie évidente -Mathilde rencontre Manech, la guerre les sépare, elle part à sa recherche- pour en tisser une où la guerre reste au premier plan. Le film s'ouvre donc sur le cortège de condamnés. Zoom sur chacun des visages, ils sont présentés un par un, ce qui donne à leurs matricules plus qu'une identité, un passé. Manech arrive en dernier, ange pâle et paniqué, enfant perdu que la cohabitation avec la mort a rendu presque fou.
Surnommé « le bleuet », il laisse à son entourage l'image d'un jeune innocent qui s'évertue à graver sur les troncs d'arbres morts les initiales de son amour. « Mathilde aime Manech » et « Manech aime Mathilde ». Soit MMM, autre nom de code qui pourrait résumer le script suivi par Jean-Pierre Jeunet. Manech dans l'horreur de la guerre avec la pluie, la boue, les rats, la chair humaine explosant sous l'impact des obus. Et Mathilde dans son adorable maison bretonne entourée de ses chats ou en vadrouille dans le Paris des années 20. Les deux récits avancent et se croisent, l'un appelant l'autre comme Mathilde appelle Manech. Le réalisateur s'autorise des sauts temporels, des remontées de temps : la première nuit d'amour des deux jeunes gens, leur rencontre au village quand ils étaient enfants. Autant de respirations coupant l'enfer des tranchées.
Chocs de styles
Mais les styles attachés de chaque récit s'entrechoquent : le réalisme exacerbé du champ de bataille se marie mal à la poétisation extrême de l'univers de Mathilde. De Delicatessen à La Cité des enfants perdus pour culminer avec Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, Jean-Pierre Jeunet a imposé sa pâte et son univers. Profitant du budget faramineux alloué à Un Long dimanche de fiançailles - 45 millions d'euros attribués par la filiale française de la Warner et quand même agrémentés des aides du CNC, d'où une grosse polémique en France avant la sortie du film – le réalisateur y fait flamboyer son imaginaire. Il puise même chez le dessinateur Tardi les trognes de poilus ou l'allure de Mathilde déguisée en Adèle Blanc-Sec dans le vieux Paris, chez Spielberg (Il faut sauver le soldat Ryan) sa vision documentaire de la guerre, ou chez Tati son zeste d'humour.
Il y a du génie dans la récréation des tranchées mais aussi une exagération outrancière, un surlignage de l'horreur qui peut sembler inutile. « C'était moche ! » - « On s'en doute », répond Mathilde, renvoyant son créateur Jeunet à sa fascination morbide. De même le sépia glacé qui caractérisait déjà Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain frôle ici le bain de beurre : enflammé par les possibilité numériques, Jean-Pierre Jeunet n'a pas résisté à l'envie de jaunir une bonne partie de sa pellicule, confinant l'effet à une permanence que certains trouveront pénible. Et étrangement similaire à ces publicités numérisées pour les bons produits de la France du terroir, des saucisses machin au fromage untel en passant par le saucisson corse et les crêpes bretonnes.
La place de l'Opéra , le Palais du Trocadéro tel qu'il était pour l'exposition universelle, les Halles quand elles étaient encore le ventre de la capitale ou la gare d'Orsay quand elle fonctionnait encore : la reconstitution du Paris des années 20 friserait le morceau de bravoure si elle n'était si affectée par les procédés numériques et cantonnée à une fonction illustrative purement anecdotique. En dépit de l'impact réel des photos d'archives insérées au montage, Un long dimanche de fiançailles s'enferme dans sa projection de vignettes rétro.
Sans compter que le scénario se compromet avec un sous texte grand-guignolesque probablement à visée familiale : l'oncle et la tante de Mathilde, le facteur local, le chien pétomane ou le curé de la paroisse s'agitent en marionnettes gloussantes autour de Audrey Tautou, compensant l'ombre voulue par son personnage par des grimaces dignes des animaux de compagnies dans les films de WD.
Manque d'émotion
Chacun pourra jouer à j'aime-j'aime pas, cette surenchère stylistique et ces lourdeurs dans la mise en scène n'en génèrent pas moins un manque certain d'émotion. Conséquence aussi d'un défaut de regard. En adaptant le roman éponyme de Sébastien Japrisot (L'Eté meurtrier, Les enfants du marais), Jean-Pierre Jeunet s'est offert un gigantesque terrain de jeu dans lequel il a pu convier tous ses acteurs fétiches. Mais il préféré le panoramique à l'angle précis. André Dussolier, Dominique Pinon, Jean-Claude Dreyfus et bien d'autres défilent donc devant la caméra sans pour autant l'imprimer.
En retrouvant Audrey Tautou, le réalisateur offrait pourtant une digne grande sœur à Amélie Poulain. Une grande sœur qui, comme tant d'autres femmes après la guerre, est partie à la recherche de son amant disparu. L'enquête de Mathilde, les intermédiaires qu'elle convoque, les gares, les hospices, les cafés qu'elle visite, c'est tout cela qui aurait dû servir de fil rouge à Jean-Pierre Jeunet pour que sa France d'époque puisse non pas se montrer mais s'incarner. Les vedettes y auraient trouvé davantage matière à interprétation que dans cet hommage par trop cérémonieux aux enfants de la guerre. Seuls Jodie Foster (dans un français impeccable) et Albert Dupontel parviennent à densifier leur personnages.
Enfin, s'il n'avait pas tant cédé à son amour démesuré pour les esthétiques de boites à bijou, Jeunet aurait pu laisser plus de place à son côté sombre tel qu'il apparaît dans La Cité des enfants perdus. Une héroïne boiteuse qui s'accroche à un jeu de hasard sans trop y croire, un amoureux traumatisé, le champ de bataille recouvert par l'herbe des années plus tard, des prothèses en bois : c'est par cette attirance pour les traces laissées par les blessures plutôt que par la mise en scène de ces blessures que Un long dimanche de fiançailles séduit le plus. Malgré la polémique qui a marqué sa production et ses limites intrinsèques, Un long dimanche de fiançailles a fait 220 000 entrées le premier jour quand Amélie, avec le destin que l'on connaît, n'en comptabilisait « que » 120 000...
Un long dimanche de fiançailles, film français de Jean-Pierre Jeunet. Durée : 2h14. Avec Audrey Tautou (Mathilde), Gaspard Ulliel (Manech), Ticky Holgado (Pire), Albert Dupontel (Poux).