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En hommage à Feu Ali Sidqi Azaykou : La société amazighe de l'Atlas : critique de la sociologie coloniale

01 Octobre 2004 À 17:52

Les études orientées vers les tribus de l'Atlas, qu'elles soient coloniales ou postcoloniales, connaissaient l'importation des modèles d'analyse. Ainsi, le chercheur marocain Ali SIDQI qui vient de nous quitter derniérement a mené son étude sur les œuvres de plusieurs anthropologues et sociologues, notamment E.GELLNER, R. MONTAGNE, J. BERQUE et bien d'autres.
Pour Ali SIDQI, ceux-ci abusent dans leurs généralisations quant à l'émission des jugements sur les populations du Maroc insoumis. Et, ils essaient de projeter donc leurs théories à hue et à die.

L'objet de ses essais est la vérification des résultats des études des chercheurs précités à propos de la théorie de la segmentarité appliquée au Maroc.
Ces études ont pour objectif la recherche des mécanismes qui régissent les sociétés rurales, et de là l'explication de la vie tribale marocaine. Pour cela, l'outil méthodologique auquel les chercheurs anthropologues recourent est la théorie segmentaire en tant que modèle d'analyse.
Plusieurs hypothèses sont avancées par Ali SIDQI. Nous pouvons les résumer comme suit :
1. Le système segmentaire aurait une relation étroite avec l'écriture ;
2. L'encadrement religieux pourrait un moyen de dépassement du système segmentaire ;
3. L'hérédité maraboutique, s'opposant au caractère électif des choix des groupes segmentaires, aurait pour fonction que le dépassement de ce système soit progressif.
Dans une approche descriptive, pragmatique et critique, et pour vérifier ces hypothèses, Ali SIDQI a tenté de redéfinir le concept de « segmentarité » et puis il a apporté dans son étude plusieurs contre exemples à titre de justification de sa réfutation des thèses de E. GELLNER, et c'est là une approche méthodologique satisfaisante
Qu'est ce que la segmentarité ?
Le modèle segmentaire se définit par les cinq principes suivants :
- l'absence, en général, de toute concentration du pouvoir central ;
- l'inexistence totale des institutions politiques spécialisées ;
- une distribution équilibrée du pouvoir entre les différents groupes et à tous les niveaux ;
- la cohésion est maintenue par la permanente peur des dangers extérieurs ;
- la structure se présente sous deux formes : l'une concentrique, l'autre symétrique. La première, représentée par des cercles emboîtés, se manifeste quand on considère l'individu dans ses rapports avec les différents groupes qui l'entourent. La seconde, représentée par un arbre, apparaît quand c'est le groupe tout entier qui est pris en considération.
Disons aussi que GELLNER définit cette théorie quand il a étudié les tribus au Maroc. Selon lui, une tribu est plus segmentaire qu'une autre si elle est dans un état de dissidence moins fort que celui de la dernière. C'est le cas des tribus arabes, soumises au pouvoir central, contrairement à celles de la montagne qui ne le l'étaient guère.
Pour ce qui est des tribus du Haut Atlas Central, il faut dire que les principes du modèle segmentaire sont abstraits, et la réalité de ces tribus en set autre chose : la correspondance n'est pas du totalement complète.

L'analyse segmentaire :
L'Islam et la segmentarité :


E. GELLNER, en parlant des sociétés de l'Atlas, remarqua que « la société se rapproche du modèle pur en un certain degré, mais ne s'y conforme pas complètement ».
Elle s'y conforme, selon lui, car « au niveau maximum de l'échelle, il n'y a pas de concepts régionaux par lesquels des groupes pourraient même se nommer ou de se concevoir eux-mêmes, une fois que l'on a dépassé les barreaux les plus hauts des noms sur l'échelle segmentaire ».
Et, elle ne s'y conforme pas parce que, au même niveau, « il y a le concept d'être musulman qui peut à l'occasion unir comme cela s'est produit historiquement, ou plutôt créer des groupes de toutes tailles, bien au dessus du plafond établi par le stock existant de noms et de groupes tribaux imbriqués ».
Pour Ali SIDQI, l'absence de concepts régionaux est complétée par le concept d'être musulman. Ceci inscrit ces sociétés dans une certaine appartenance, donc dans une conscience, régionale d'abord, nationale ensuite et enfin universelle.
E. GELLNER a cherché à mettre en relation la dissidence de ces sociétés vis – à -vis des différents Makhzen- s et l'étonnante absence d'une revendication de type autonomiste ou séparatiste. Selon lui, c'est là une explication politique laissant conclure que celles-ci sont segmentaires.
Pour Ali SIDQI, comment expliquer que des groupes segmentaires se référant à l'Islam, en dissidence permanente et apparemment apolitique, puissent d'emblée, s'unir, une fois que les conditions sont favorables, pour constituer un type de gouvernement semblable à celui qu'ils ont refusé auparavant ?
L'hypothèse avancée par A. SIDQI dit que la morale islamique avait pénétré progressivement dans ces sociétés. Il est alors fort probable que, à notre avis, que la segmentarité serait une caractéristique des tribus de l'Atlas autrefois, et cette caractéristique laisserait la place progressivement aux principes moraux islamiques.

La structure du groupe et la segmentarité

La notion de segmentarité appelle des structures appropriées pour les sociétés dites segmentaires. Ce sont les critères, généralement, généalogiques qui servent d'outils de classification des groupes et des individus et qui permettent, aussi et surtout, d'établir un système rapports dans lesquels les rôles et les appartenances sont nettement déterminés.
Pour E. GELLNER, toutes les tribus, au Maroc, sont segmentaires. Mais, pour Ali SIDQI, celui-ci abuse et généralise trop. En effet, les critères généalogiques sur lesquels repose essentiellement toute structure segmentaire y sont, au niveau des groupes, plus conventionnels que réels.
Signalons que E.GELLNER n'a pas omis que beaucoup de tribus, très sédentarisées, peuvent avoir une certaine segmentarité exprimée d'une manière territoriale, mais il a, certainement, oublié que d'autres facteurs, en l'occurrence, économiques (échanges commerciaux, transhumances, etc.), politiques (alliances des leffs, conflits de pouvoir,etc.) et sociaux (émigrations et immigrations) ont contribué à l'anéantissement progressif du l'aspect segmentaire de ces tribus . Et pourtant, il insiste sur leur caractère segmentaire généralisé. D'autant plus que ces sociétés connaissent des généalogies adoptées, fabriquées complètement ou partiellement, d'une part. Et, les rapports de consanguinité paternelle n'y sont pas les seuls ciments qui puissent lier les individus et les groupes, ajoute Ali SIDQI.
Il y a lieu de signaler alors que la structure segmentaire en forme d'arbre n'a dans le haut Atlas occidental, au moins, ni la netteté ni la solidité qu'on lui assigne. En effet, selon Ali SIDQI, « le système segmentaire tel qu'il a été conceptualisé abstraitement s'avère donc trop parfait pour reproduire la réalité sociopolitique d'une société depuis des siècles, soumise à des influences, en principe, détribalisantes et à tendance unificatrice».
Actuellement, le modèle segmentaire ne peut donc pas prétendre pouvoir expliquer le comportement sociopolitique de ces sociétés de l'Atlas marocain dans la mesure où elles ont beaucoup évoluées.
La segmentarité et la politique Nous distinguons entre la montagne, où vivaient les tribus en question et la plaine (l'Azaghar) où se sédentarisaient les sociétés citadines. Celles-ci sont totalement soumises à la politique du Makhzen. Par contre, les premières se réfugiaient dans le Haut Atlas ou autre.
A part les rapports de soumission, il y a lieu aussi de citer les relations d'échanges et d'acculturation entre elles.
En fait, la question principale, qui a tant occupé les articles de E. GELLNER, est comment est ce que les tribus de la montagne, non soumises au pouvoir central makhzenien, arrivaient-elles à maintenir un certain ordre au sein de la communauté toute entière ? Ainsi, pour lui, le modèle segmentaire permet d'expliquer et d'apporter des éléments de réponse à cette grande question. Or, plusieurs d'autres raisons, politico-religieuses, sociolinguistiques, et socioculturelles ont laissé Ali SIDQI confirmer la non adaptation de la notion de segmentarité sur les tribus de l'Atlas au Maroc:

Les raisons politico-religieuses:

Dans le Maroc musulman, la fonction de la généalogie est politico-religieuse en dehors de laquelle elle est complètement négligée. L'arbre généalogique est détenu chez les familles religieuses (celles qui prétendent garder leur appartenance authentique ou celles qui prétendent y tenir pour des avantages matériels et politiques). Si non chez celles détenant le pouvoir politique (légitimation du pouvoir).

Les raisons sociolinguistiques:

Le fait que les populations de l'Atlas utilisent le mot «chajara » pour désigner l'arbre généalogique est plus que significatif, et c'est le cas d'ailleurs de plusieurs termes en arabe (qbila, caïd, siba, etc.) désignant des concepts dont les études anthropologiques ont montré le manque d'une correspondance entre le signifiant et le signifié dans le cadre conceptuel de l'époque étudiée. Et, cette « chajara » sans écriture n'est guère concevable.

Les raisons socioculturelles :

La tradition écrite se trouvait dans le dir (les centres urbains). Et, la généralisation relative de l'écriture dans les vallées de l'Atlas a renforcé progressivement la dépendance des gens envers ces centres. Ainsi « la pénétration progressive, dans la montagne, de la tradition juridique officielle et avec elle le modèle makhzenien en matière d'organisation politique et sociale semble être définitivement consacré » .

Toutefois, la découverte des traces de gravures rupestres appelées par les spécialistes « la graphie libyco - berbè» dans les lieux les plus lointains de l'Atlas, en l'occurrence l'Oukaimden, Aït Bougmmaz, etc., laisse avancer l'hypothèse suivante : « les sociétés de l'Atlas auraient utilisé l'écriture pour sauvegarder leurs généalogies, même avant l'avènement de l'Islam, ce qui aurait donné l'impression du caractère segmentaire chez celles-ci ».

Conclusion

Plusieurs études sociologiques et anthropologiques ont préparé la pénétration coloniale des colons dans les tribus de l'Atlas au Maroc. Ces tribus étaient insoumises et la non reconnaissance de toute forme de pouvoir central a laissé plusieurs chercheurs avancer l'idée qu'elles sont de nature segmentaire.
Cependant, plusieurs faits politiques, socioculturels, linguistiques et autres ont prouvé que ce n'est pas les cas, au moins pendant la période au cours de laquelle se déroulaient ces études.

A notre avis, l'hypothèse la plus valable serait que les tribus de l'Atlas au Maroc étaient pendant quelques périodes « pseudo segmentaires », mais selon les conditions politiques, socioculturelles, historiques et religieuses. En effet, si ces tribus n'ont jamais connu de religion, il serait vrai qu'elles étaient segmentaires et que progressivement la religion a contribué à les « désegmentariser ». Or, ceci n'est pas facile à confirmer.

Autrement, si les populations de l'Atlas au Maroc ont été islamisées après avoir connu le christianisme, la judaïté et/ou peut être d'autres religions, il serait dans ce cas aberrant d'affirmer que celles-ci sont segmentaires.
Finalement, il a été vérifié que les principes de la segmentarité ne pouvaient pas expliquer les mécanismes qui régissent les sociétés de l'Atlas marocain. Et, si E. GELLNER a prétendu que « toutes les tribus nord-africaines sont segmentaires », cela ne pourrait être que le résultat d'une erreur d'induction méthodologique.

Enseignant et lauréat de l'Institut National d'Aménagement et d'Urbanisme (I.N.A.U), Rabat.
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