Entretien avec Leila Chahid, déléguée générale de la Palestine et représentante de l'O.L.P en France : «Il est obligatoire que le retrait se fasse en coordination avec les Palestiniens»
Laila Chahid, déléguée générale de la Palestine était présente cette semaine au Festival des Musiques sacrées de Fès pour parler des cultures de la paix au Moyen-Orient. Mais ce fut aussi, pour elle, une occasion de revenir sur la situation au Proche-Ori
LE MATIN
04 Juin 2004
À 15:34
Comment voyez-vous la situation actuelle au Proche-Orient ?
Catastrophique comme elle ne l’a pas jamais été depuis un demi siècle. Vous savez que cette région du monde a vécu plusieurs tragédies. A commencer par la disparition de la Palestine et la création de l’Etat d’Israël en 1945, puis défaite après défaite dans les conflits entre Israël et les Etats arabes, avec pratiquement les cinq guerres que les pays arabes ont perdues face à l’armée israélienne depuis 1948 jusqu'à aujourd’hui.
Il y a dix ans, nous avons, avec beaucoup de courage de la part de (Itzak) Rabbin, (Shimon) Perez et (Yasser) Arafat, commencé à construire un processus de paix qui promettait aux Palestiniens de leur reconnaître leur droit à un Etat palestinien à côté de l’Etat d’Israël. Ce processus était possible parce que les Palestiniens avaient en 1988 reconnu l’Etat d’Israël et ont précisé que leurs revendications nationales étaient de créer un Etat palestinien. Je crois que c’était un acte très courageux de la part des Palestiniens et une preuve de grande maturité politique puisqu’ils ne cherchaient ni la justice absolue ni de revenir au statut quo d’avant 48.
Mais, ils proposaient à leurs ennemis, alors qu’ils étaient les victimes, une solution qui pouvait assurer un avenir aux peuples palestinien et israélien en même temps. Ces dix années de construction de paix, qui ont vraiment commencé en 1994, lorsque le président Arafat est rentré en Palestine, ont été très importantes pour les Palestiniens.
Dans quel sens ?
C’était la première fois où on était chez nous. On revenait pour la première fois dans notre territoire ; et dans ce même territoire, nous commencions à libérer, pas à pas, nos terres. L’Histoire a voulu que, pour arrêter ce processus de construction de paix, Rabbin soit assassiné ; et depuis ce jour là, les choses n’ont fait que se détériorer.
Tous les Premiers ministres israéliens qui se sont succédés après Rabbin n’ont jamais terminé leur mandat. Que ce soit Peres, (Benjamin) Netenyahou, (Ehud) Barak ou Sharon. Il y a toujours eu des élections anticipées parce qu’il y a une situation de crise. La société palestinienne, qui est dans la société israélienne et qui n’arrive pas à comprendre si elle est beaucoup plus forte sur le plan militaire, n’est pas plus forte sur le plan de sa légitimité et elle a besoin d’un Etat palestinien pour se faire reconnaître par le reste du monde arabe. C’est vrai que, depuis trois ans qu’il y a Ariel Sharon, nous n’avons jamais vu de politique aussi criminelle et aussi arbitraire sans aucune justification. Tuer des femmes et des enfants et démolir des maisons sur leurs propriétaires, détruire les puits d’eau.
Tout cela rentre dans le cadre des crimes de guerre. Je veux bien dire que c’est la loi de la guerre lorsqu’on combat une autre armée ; mais dans le cas de Sharon, il a tué tout ce qui reflète la vie chez les Palestiniens, parce que, derrière cela, il y a cette envie de tuer la résistance palestinienne. Il a, non seulement, refusé de parler à notre Président, qu’il enferme depuis trois ans dans une prison dans la Moukatâa, mais il a aussi refusé de parler à Abou Alâa (Ahmed Qorei) et Abou Mazen (Mahmoud Abbas). C’est la preuve qu’il ne veut pas parler aux Palestiniens, les premiers concernés, et il va parler aux Egyptiens et aux Américains.
Pourquoi à votre avis?
Parce qu’il ne veut pas de paix. La seule chose qu’il recherche et qu’il a à proposer est le diktat militaire. Tout ceci montre combien, sur le plan strictement palestinien, la situation est tragique. Nous sommes à environ 4000 morts chez les palestiniens et 50.000 blessés. Avec une situation économique désastreuse, un président toujours enfermé, et s’est ensuite ajoutée une guerre en Irak, venue s’articuler sur l’occupation de la Palestine avec deux têtes de guerre qui sont Bush et Sharon et qui s’envoient l’un à l’autre leur soutien. Et c’est grave parce qu’on nous a promis que le 21e siècle serait celui de l’indépendance et de la construction de la paix et que maintenant nous allons tous vivre dans un monde de globalisation et d’intégration.
La réalité est que nous sommes entrain de vivre dans un monde de guerre chaude et non pas froide, où une seule puissance hégémonique tire tout le monde vers l’affrontement, puisqu’elle parle de clash des civilisations. Face à cela, ni les Arabes ni les Européens n’ont de stratégie Je dirai que le lieu où se passe cet affrontement sur le plan planétaire, entre ceux qui croient que la guerre peut être une stratégie de réorganisation du nouveau monde monopolaire et le reste, c’est le Proche-Orient. Parce qu’aujourd’hui, les deux guerres les plus meurtrières sont celles d’Irak et de la Palestine.
Pouvons- nous considérer que le Processus de paix et plus particulièrement la Feuille de route n’ont eu aucune utilité ?
Il y a toujours une nécessité dans une situation de conflit d’essayer toutes les voies possibles. Il est du devoir des hommes politiques de rechercher tous les moyens possibles pour éviter la guerre et diminuer le nombre de morts.
La preuve est que les discussions d’Oslo ont donné des résultas, ce qui ne veut forcément pas dire qu’elles étaient parfaites. Le fait qu’il y ait eu des négociations et que les gens aient parlé, a permis le retour du Président Arafat.
Aujourd’hui, les Palestiniens sont chez eux-mêmes si par malheur le Président Arafat, que Dieu le protége, est tué. Les Palestiniens sont chez eux et donc chaque fois qu’il y a la possibilité d’introduire de nouveau la prise en charge des puissances internationales, il faut le faire. Les Américains et les Européens ne peuvent pas donner de leçons de démocratie s’ils n’appliquent pas la démocratie envers les Palestiniens. Je crois qu’il faut les amener à revenir à des négociations
Que pensez-vous du plan de retrait unilatéral d’Ariel Sharon ?
Tout retrait de n’importe quelle partie occupée de n’importe quel pays est une bonne chose. Seulement, il faut se méfier des paroles de Sharon. Lorsqu’il dit retrait de Gaza, il veut dire en même temps pour une plus grande maîtrise de la Cisjordanie. Il pense que s’il annonce à la communauté internationale son retrait, il va faire preuve de démocratie. Le plus grave, c’est que, lorsqu’il a rencontré le Président américain le 14 avril dernier, et que celui-ci lui a attribué, sans aucune légitimité, le droit de garder les colonies et de changer les frontières.
Il faut commencer par se méfier de l’idée que c’est un retrait qui vise la paix. Je vais vous donner un exemple qui illustre ce que je dis. La bande de Gaza, c’est 356 km2, la Cisjordanie, c’est 5000 km2. A Gaza, il y a 27.000 colons dans 21 colonies, en Cisjordanie, il y a 150 colonies dans lesquelles il y a 400.000 colons. Le compte est bon pour Sharon. Il faut à mon avis être très vigilant sur cette proposition. La deuxième chose qui est très dangereuse dans cette proposition est qu’il la veut unilatérale. Ce qui veut dire, sans partenaires palestiniens, dans le sens où il veut se retirer de Gaza mais sans négocier ou coordonner avec l’Autorité palestinienne. La diplomatie égyptienne essaye d’être l’intermédiaire avec Sharon mais c’est vraiment dommage qu’il n’y ait que l’Egypte qui ait réagi.
Quelle est la position de l’Autorité palestinienne sur ce retrait ?
Nous accueillons tous les retraits de l’armée israélienne de chaque pouce de territoire parce que nous considérons que c’est notre libéralisation. Et elle se fait parce que les Israéliens sont entrain de perdre leur sécurité, leur capacité de rester sur place et c’est, en effet, pour cela qu’ils partent. Sinon croyez-moi, ils auraient préféré rester à Gaza. Nous exigeons que ce retrait se fasse en coordination et en négociation avec nous et qu’il fasse partie de la Feuille de route qui est le plan que les Américains, les Européens, les Russes et les Nations Unies ont reconnu comme étant le seul plan acceptable pour eux. Ils ont des relations avec Israël qui leur permettent de faire pression sur eux. Je pense qu’avec une diplomatie plus active de toutes les parties intéressées par la paix, on peut faire pression sur Sharon. D’ailleurs, le gouvernement de Sharon n’a pas encore voté.
Justement. Ariel Sharon veut adopter son plan de retrait dimanche malgré des oppositions au sein de son gouvernement, qu’en pensez-vous ?
On ne peut pas faire de spéculations. Je crois que ces divisions au sein du gouvernement israélien n’ont, en principe, rien à voir avec Gaza ou la nécessité du retrait armé. A mon avis, c’est plus une compétition et une bagarre pour le pouvoir entre Netenyahou et Sharon. Le premier, veut hériter du deuxième avant qu’il ne quitte son poste. C’est pour cela que je disais que cette société ne marche pas. La preuve : à chaque fois, les mandats sont entrecoupés d’élections anticipées.
Et si Netenyahou ne vote pas le plan Sharon, ce ne sera pas la guerre par rapport aux intérêts des Palestiniens mais plutôt ses propres envies et intérêts. Je ne croirais à ce retrait qu’en voyant l’armée israélienne plier baguages. Je ne vois aucune logique dans la position d’Israël.
Vous avez évoqué l’intervention du Président Hosni Moubarak, croyez-vous qu’elle prendra forme ?
Tout dépend de combien de pays seront aux côtés de Moubarak. Si le Président ne parle que pour l’Egypte, il ne sera pas très fort pour que Sharon l’écoute. Si par contre, il est soutenu par les autres pays arabes et européens, sa position sera sans doute plus forte.
Si on lui dit qu’il ne peut pas se retirer sans respecter ce qu’énonce la Feuille de route, nous(les membres de la communauté internationale) prendrons des dispositions contre toi. Sharon n’a pas les moyens de faire la guerre aux Européens, aux Américains et aux Russes ni aux Etats arabes avec lesquels il a des accords de paix. Il y a une grande urgence pour allier tous les efforts et faire pression sur Sharon.
Les tragiques évènements qu’a vécus l’Arabie Saoudite dernièrement et l’occupation de l’Irak font que les responsables politiques de tous ces pays ne savent plus vers quoi se tourner pour essayer d’éteindre les feux. Ceci étant, le conflit de la Palestine est le plus ancien et le plus meurtrier, et c’est pour cette raison que je vois qu’ils doivent lui donner la priorité.
Qu’est-ce qu’a apporté le Sommet de la Ligue arabe à Tunis de nouveau à la question palestinienne?
Pour le moment pas grande chose, vu que les dispositions qui y ont été prises ne sont pas encore traduites en faits politiques. Mais, si les 21pays arabes avaient tapé du pied lors de ce sommet en refusant la décision unilatérale de Sharon, cela aurait eu beaucoup plus d’effets. Je considère que la responsabilité arabe est très grande en ce qui concerne l’échec de la pression faite sur les Israéliens et les Américains. Ceci étant, il faut reconnaître que ce sommet est tiraillé par les obligations de ce qui se passe dans les autres pays du monde arabe, en l’occurrence en ce qui concerne la lutte antiterroriste et la nécessité d’avoir un projet pour le G8.
Tous les Etats arabes ne sont pas sur la même longueur d’ondes et chaque fois que les Etats arabes se divisent, ce sont les Palestiniens qui payent la facture.
Comment pouvez-vous nous commenter les atrocités de la prison d’Abou Ghrib ?
Elles sont terribles. Et grâce à Dieu, il y a des caméras numériques qui ont pu tout dévoiler. La même chose existe en Israël avec les mêmes méthodes de tortures, avec la différence qu’en Israël, cela n’est pas encore dévoilé et il est très important que cette réalité le soit. Il n’y a pas eu d’équilibre de forces militaires, ce qui a fait perdre beaucoup à l’armée américaine
C’est la révélation au peuple américain de l’horreur que pratique son armée à l’égard d’une population civile, vu que ces gens qui ont été torturés ne sont accusés de rien. Je crois qu’il faut réaliser que chaque occupation produit une forme de fascisme à l’égard des occupés parce qu’elle déshumanise les personnes qu’on torture vu qu’on ne peut pas torturer sans déshumaniser.
Déshumaniser, signifie quoi pour vous ?
C’est à dire avoir le sentiment du tortionnaire qu’il peut la traiter comme un animal et non pas un être humain. La même chose se passe dans les prisons israéliennes et beaucoup de prisons dans le monde, mais le combat pour les droits de l’Homme serait la révélation de toutes les images de torture de guerre par les médias qui auront sans doute un impact.
Et la réaction de la communauté internationale ?
Très bonne, en l’occurrence la réaction américaine. Les Etats-Unis n’ont pas cachés ces photos. Rappelons-nous les deux guerres sur l’Irak, les Etats-Unis censuraient toutes les images qui pouvaient démontrer une torture et pour la première fois, nous avons vu un journal, comme le New York Times, demander pardon au peuple américain pour avoir mal couvert et pour avoir cacher ces images. Je pense que c’est un grand point dans la démocratie internationale.
Vous avez qualifié la réaction internationale de lâche, dans quel sens ?
Je pense qu’il n’y a pas d’autres termes pour expliquer pourquoi, depuis 56 ans, il n’y a pas de solutions pour un conflit qui a toutes les résolutions prêtes. Nous savons que la solution est le retrait de l’armée israélienne des territoires occupés et la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie, Gaza et Al Qods et qu’il faut une solution aux réfugiés. Qu’est-ce qui manque ? La volonté politique de ceux qui ont le pouvoir et ce ne sont pas seulement les Palestiniens.
Car comment se fait-il que, dans les autres conflits, il y a eu des embargos, des sanctions lorsque la puissance occupante refusait de mettre en œuvre les résolutions et lorsqu’il s’agit d’Israël on oublie les sanctions. Il n’y a que la lâcheté mais lorsque je parle de lâcheté je pense à l’attitude européenne. Parce que je crois que c’est trop facile pour l’Europe de se disculper de sa responsabilité envers le génocide européen en disant qu’on leur a donné le pays des Palestiniens qu’ils se débrouillent. A mon avis, il n’y a pas d’autres mots pour expliquer une telle attitude. Il y a peu d’exemples dans l’histoire où c’est la victime qui apporte la solution à son oppresseur.
Comment pouvez-vous nous définir la culture de la paix au Moyen-Orient ?
La culture de paix au Moyen-Orient est la réalité de paix qui ne peut exister lorsqu’il y a une culture de guerre. Il n’y a pas l’assurance des droits quotidiens des gens que ce soit dans une situation d’occupation ou de paix. Parce qu’il y a des violations des droits de l’Homme tous les jours.
A mon avis, la première chose serait de créer les conditions d’une réalité de paix qui peuvent aboutir à une expression culturelle en rappelant que nous avons tous des racines communes. Citons l’exemple du Maroc, musulmans et juifs ont vécu en très bonne entente. Et que nous avons tous des fondements d’identité historiques communes ; et aujourd’hui parler de clash de civilisations comme s’il y avait une impossibilité pour ceux qui venaient d’une culture judéo-chrétienne de vivre avec ceux qui viennent d’une culture arabo-islamique est complètement ridicule. Ce discours qui est porté par les Américains essentiellement est une thèse qui n’a pas de fondement historique mais il est important que les citoyens des pays méditerranéens vu leur riche culture disent un anti-discours au précédent.
Quel pourrait être l’apport de la culture en ce qui concerne le conflits israélo-palestinienne ?
Il est très important dans un conflit qui est basé fondamentalement sur l’identité. L’expression culturelle est très large, elle comprend tous les arts, la musique, les lettres. Je pense que les Israéliens ne connaissent pas les Arabes. C’est ce qui me fait dire que la meilleure maniére de connaître une nation ne peut se faire que par le biais de sa culture. Parce qu’on a l’impression que les discours politiques deviennent de moins ne moins importants et expressifs et c’est très important d’écouter cet aspect et de rechercher cette expression culturel.
J’ai la conviction que souvent par le biais de la culture que l’attention des gens est attirée. Je peux vous donner l’exemple de l’Europe, aujourd’hui il y a une floraison de l’intérêt pour la culture, pour ses cinéastes, écrivains et poètes. Elis Souleima et Mahmoud Drwich en sont l’exemple et donc les Palestiniens commencent à avoir un visage et sont identifiés à une culture d’autant plus qu’elle est très riche.
Si vous aviez un message à passer aux chefs d’Etats arabes ?
Avant tout, qu’ils reprennent confiance en eux-mêmes et se débarrassent d’une langue de bois et une forme d’inquiétude qui a caractérisé le monde du 20e siècle. C’est un monde d’une grande modernité où les citoyens maîtrisent leurs droits et savent ce qu’ils veulent. Tout le monde cherche à ce que les gouvernements expriment et représentent les aspirations des populations. Il est très important que les dirigeants comprennent que les citoyens se sentent investis d’un pouvoir qu’ils n’avaient pas, il y a 20 ans, et il faut que ces derniers soient à la hauteur de leurs citoyens.