Fête du Trône 2006

Entretien avec Omar Azziman, Président du Conseil consultatif des droits de l'Homme : réconciliation, mode d'emploi

«Oui, nous devons aller jusqu'au bout avec une conviction et une détermination redoublée pour l'élucidation des disparitions restées suspectes et des affaires restées dans l'ombre, pour la réparation des préjudices non encore réparées, pour la réhabilitat

M. Omar Azziman

18 Janvier 2004 À 19:30

L'exclamation de Omar Azziman est érigée en véritable profession de foi. Le président du CCDH évoque avec émotion l'installation de l'Instance Equité et Réconciliation. «Une journée mémorable où beaucoup de choses ont basculé».

C'était le 7 janvier dernier et ce même jour 33 personnes ont été graciées par le Souverain. Révélations de M Azziman : un groupe de travail compétent –émanant du Conseil- avait étudié le cas des condamnés ayant sollicité la grâce, «qui étaient soutenus par des personnalités marocaines ou étrangères, qui étaient parrainés par des partis politiques ou des associations des droits de l'Homme, dont les procès avaient suscité des critiques ou dont les conditions de détention suscitaient des inquiétudes».

«Ce travail a d'abord permis de relever qu'aucun des condamnés ne répond aux critères du prisonnier politique au sens de la personne condamnée pour ses seules convictions politiques même si la plupart avaient agi avec des motivations politiques ou commis des infractions de nature politique ou poursuivi des objectifs politiques à travers les infractions ordinaires qu'ils ont commises.

Le groupe de travail s'est ensuite penché sur la situation particulière de chacun des condamnés pour proposer à la grâce Royale ceux qui réunissaient une série de conditions. Les propositions du CCDH ont été entendues et nous nous en réjouissons», se félicite Omar Azziman. L'ancien ministre de la justice et membre fondateur de l'OMDH balaie d'un revers de la main les critiques de certaines associations sur la démarche de l'Instance.

«La recherche de la vérité fait naturellement partie de la démarche de l'instance chaque fois qu'elle voudra élucider des situations de disparition ou de décès, réparer des préjudices ou réhabiliter les victimes surtout quand cette instance est formellement chargée d'établir un rapport final sur l'analyse des violations passées pour en tirer les enseignements qui s'imposent.

Ce n'est pas dans les dédales du droit que se trouve la garantie recherchée mais bien dans le changement politique en cours. Mais encore faut-il vouloir voir le changement et lui reconnaître sa juste valeur».

Le Matin : Le CCDH est à l'origine de la recommandation tendant à la création de « l'Instance Equité et Réconciliation » et vous avez été chargé d'en définir la composition et d'en proposer les membres. Comment avez-vous vécu cette fameuse journée du 7 janvier ?

Omar Azziman :
Je n'étonnerais personne en vous disant que je l'ai vécu avec une très grande émotion. C'était une journée mémorable où beaucoup de choses ont basculé, une journée qui fera certainement date dans l'histoire, à la fois comme une lumineuse journée pour les droits de l'Homme et pour la suprématie du droit ; comme une magnifique journée de la mémoire, de la réconciliation et du pardon ; mais aussi comme le jour où le passé se réveille à l'avenir, où la mémoire fait délibérément le pari du dépassement de ses zones d'ombre, où une nation prend appui sur son histoire pour se projeter au loin dans un élan fondateur et volontariste.

Ce jour, le Souverain prend en main le dossier des violations passées des droits de l'Homme et dans un discours court, dense et percutant procède à un cadrage magistral. Le propos est serein, limpide, cristallin : Oui, le règlement des violations passées des droits de l'Homme a commencé il y a plus de 10 ans. Oui, il s'agit d'un processus singulier qui se renforce, s'approfondie et s'intensifie à chaque étape. Oui, le processus n'est pas achevé bien que nous soyons en phase finale. Oui, nous devons aller jusqu'au bout avec une conviction et une détermination redoublée pour l'élucidation des disparitions restées suspectes et des affaires restées dans l'ombre, pour la réparation des préjudices non encore réparées, pour la réhabilitation des victimes, pour tirer tous les enseignements des périodes troubles de notre histoire, pour nous prémunir à jamais contre de telles violations et pour bâtir sur des bases saines et solides.

Pour mener à terme une mission aussi délicate et aussi grave, le Souverain « installe » une commission composée de personnalités triées sur le volet : universitaires, magistrats, avocats, historiens, politologues, médecins, journalistes, tous intellectuels de renom, à la notoriété avérée, à la probité intellectuelle et morale établie et à l'engagement reconnu…

Quel message retenez-vous de l'investiture de l'Instance Equité et Réconciliation ?

Au moins deux messages particulièrement forts. Le premier est que, si le Maroc a choisi la voie du règlement extrajudiciaire des violations passées des droits de l'Homme, c'est parce qu'il a irréversiblement opté pour le changement et qu'il se donne tous les atouts pour réussir sa transition démocratique et gagner le pari de la modernisation de la société. Le mode de règlement retenu et la composition de l'Instance sont à eux seuls une preuve et un gage de démocratie et le procédé n'est concevable et applicable que dans une situation de réelle transition.
Le deuxième message est que, contre vents et marées, le Maroc poursuit et poursuivra son chemin sur la voie de la démocratie, de l'édification de l'Etat de droit et de la protection des droits de l'Homme. C'est là une option stratégique irréversible qui commande et conditionne tout le reste. Et il est important de ne pas perdre de vue cette hiérarchie.

Il faut donc se garder de confondre le principal et l'accessoire, le structurel et le conjoncturel. Il faut se garder de confondre les tendances lourdes qui ont porté les innombrables mesures favorables aux droits de l'Homme des années 90, dicté les réformes législatives majeures des dernières années et façonné la journée du 7 janvier avec les accidents de parcours qui, dans des moments d'égarement, de tension ou de panique, peuvent donner lieu à des réactions de contraction et de repli. Bien entendu, rien ne justifie l'atteinte aux droits de l'Homme fût-elle accidentelle ou contingente et la société civile ne s'y trompe pas qui ne baisse pas la garde et redouble de vigilance.

Mais la violation accidentelle ou contingente, aussi condamnable soit-elle, ne doit en aucune manière être l'arbre qui cache la forêt et ne doit en aucune façon nous faire oublier que le cap est fixé, que le trajet est tracé et que le pilote est déterminé. C'est cette « foi » qui nous permettra d'avancer plus vite et plus sûrement et c'est cette foi qui nous permettra de mieux combattre les « bavures » éventuelles.

Le 7 janvier, c'était aussi la journée de la grâce Royale. Y a-t-il un lien entre les deux événements ?

La grâce Royale a effectivement été un autre moment fort de la journée du 7 janvier. La concomitance des deux événements n'est évidemment pas le fait du hasard. Elle explique et met en évidence la concordance des deux messages. C'est cette concordance qui a fait planer sur cette journée exceptionnelle une ambiance de grande sérénité faite de pardon et de réconciliation, une ambiance de Justice-avec majuscule- qui veut que les pages douloureuses soient tournées sans tarder. C'est cette concordance qui a fait planer une ambiance de joie et de soulagement sur la journée du 7 janvier, la joie des victimes des violations passées des droits de l'Homme, des familles, des proches et de tous ceux qui les ont aidé et soutenu qui entre en communion, à travers l'espace et le temps, avec la joie des bénéficiaires de la grâce, de leurs parents, amis, proches, sympathisants et défenseurs.
C'est cette concordance qui a créé une ambiance de grande émotion liée à l'idée du triomphe de la justice, à la certitude d'avancer dans la bonne direction, à la conviction que chaque jour qui passe comptera pour un pas en avant.

Toujours à propos de la grâce, il a été dit, ici et là, que le Conseil Consultatif des Droits de l'Homme y était pour quelque chose. Vrai ou faux ?

La grâce est la prérogative royale par excellence et le mérite en revient à SM le Roi et à lui seul. Dans cette affaire, le CCDH n'a fait que son travail d'institution consultative ayant des attributions très étendues pour tout ce qui concerne les droits de l'Homme et chargée de soumettre à SM le Roi des suggestions, des propositions ou des recommandations.

Le groupe de travail compétent (Protection des droits de l'Homme et violations) s'est donc penché sur le sujet depuis un bon moment. Il a étudié le cas des condamnés qui avaient sollicité la grâce, qui étaient soutenus par des personnalités marocaines ou étrangères, qui étaient parrainés par des partis politiques ou des associations des droits de l'Homme, dont les procès avaient suscité des critiques ou dont les conditions de détention suscitaient des inquiétudes. Certains membres du CCDH ont rendu visite à certains condamnés pour s'enquérir des conditions de détention ou pour faire le complément d'information nécessaire.

Ce travail a d'abord permis de relever qu'aucun des condamnés ne répond aux critères du prisonnier politique au sens de la personne condamnée pour ses seules convictions politiques même si la plupart avaient agi avec des motivations politiques ou commis des infractions de nature politique ou poursuivi des objectifs politiques à travers les infractions ordinaires qu'ils ont commises.
Le groupe de travail s'est ensuite penché sur la situation particulière de chacun des condamnés pour proposer à la grâce Royale ceux qui réunissaient une série de conditions. Les propositions du CCDH ont été entendues et nous nous en réjouissons.

Vous parlez volontiers de la spécificité de la voie marocaine dans le règlement des dossiers du passé. En quoi réside cette spécificité ?

C'est vrai qu'à plusieurs reprises, j'ai affirmé la singularité de l'expérience marocaine sans jamais avoir le loisir de m'en expliquer vraiment parce que ça ne peut pas se faire en quelques mots. Parler de singularité c'est comparer l'expérience marocaine à d'autres expériences qui recherchent la même finalité et faire ressortir les particularismes.

Par rapport aux grands modèles que j'ai déjà évoqués, le Maroc constitue un cas très singulier. Le Maroc entame le règlement des violations passées des droits de l'Homme en dehors de toute rupture politique et de tout changement de régime mais dans le cadre de la continuité institutionnelle et constitutionnelle avec une forte détermination politique en faveur de la démocratie et des droits de l'Homme et une ferme volonté de changement et de réforme. Première différence majeure qui détermine tout le reste.

Par ailleurs et avant de songer à une quelconque « commission », le Maroc prend des mesures en faveur des victimes des violations (libération des disparus de Tazmamart et de Kelaât Mgouna en 1991, grâce en faveur de 424 détenus politiques en 1994, retour des exilés, réintégration des anciens détenus politiques, remise de certificats de décès…).

Parallèlement, le Maroc adopte des réformes constitutionnelles, institutionnelles et législatives pour renforcer le respect des droits de l'Homme et prémunir contre la reproduction des violations massives des droits de l'Homme. Parallèlement encore, le Maroc réalise une ouverture politique considérable avec le gouvernement de l'alternance et le renforcement des libertés qui s'accompagne d'un grand déballage dans la presse des témoignages et récits des souffrances endurées. Deuxième différence majeure : avant de se pencher sur le sort des victimes -à l'exception des anciens de Tazmamart qui avaient obtenu des indemnisations provisoires dès 1995- le Maroc ouvre le chantier des réformes politiques et juridiques pour se prémunir contre tout retour en arrière.

Ce n'est que fin 1999 que l'on assiste à la création d'une « commission ». Ce sera d'abord l'Instance indépendante d'arbitrage chargée de l'indemnisation des victimes des disparitions forcées et des arrestations arbitraires. Cette instance n'a pas pour mission de formuler des recommandations. Elle recherche la responsabilité de l'Etat dans les violations passées, consacre cette responsabilité dans les cas où elle est établie et condamne l'Etat à verser une réparation aux victimes. De la sorte et en l'espace de 3 ans, plus de 6 000 personnes perçoivent une indemnisation pour un montant global de plus de 900 millions de Dirhams.
Malgré l'énorme travail accompli par l'instance d'arbitrage, celle-ci ne peut, du fait de l'étroitesse de son mandat, s'attaquer à la réhabilitation complète et globale des victimes. D'où le recours à une nouvelle « commission » pour assurer le règlement définitif des violations passées : ce sera l'instance Equité et Réconciliation. Troisième différence de taille, le recours à une commission Equité et Réconciliation a lieu non pas pour engranger le processus de règlement des violations passées des droits de l'Homme mais pour parachever, dans les règles de l'art, un processus de plus de dix ans d'âge.

La commission Equité et Réconciliation a été à l'origine d'un désaccord entre le CCDH et certaines organisations de droits de l'Homme. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Il faut d'abord relativiser. Il n'y a jamais eu de véritable désaccord. Toutes les associations ont salué l'initiative et ont vu dans l'avènement de la commission Equité et Réconciliation un progrès considérable et une grande avancée. De ce fait, toutes les associations se sont déclarées prêtes à travailler avec la commission et à contribuer à la réussite de sa mission. C'est cela qui est essentiel parce que la réussite de cette entreprise historique est très largement tributaire de l'adhésion, de la contribution et de la mobilisation de toutes les associations concernées qui ont beaucoup à apporter et beaucoup à donner.

Pour le reste, certaines associations ont effectivement exprimé leur désaccord sur certains points notamment sur la dénomination de l'instance et sur le cadre juridique dans lequel elle s'insère.

S'agissant de la dénomination, certains reprochent au CCDH de n'avoir pas baptisé la commission « Commission Vérité ». Ce débat relève un peu du fétichisme. Il est évident que la commission ne pourra accomplir aucune de ses fonctions sans reconstituer des faits, faire la lumière sur ce qui s'est passé et rétablir la vérité. La recherche de la vérité fait naturellement partie de la démarche de l'instance chaque fois qu'elle voudra élucider des situations de disparition ou de décès, réparer des préjudices ou réhabiliter les victimes surtout quand cette instance est formellement chargée d'établir un rapport final sur l'analyse des violations passées pour en tirer les enseignements qui s'imposent.

Mais je crois qu'il y a plus lieu de s'appesantir sur cette question depuis le discours Royal d'Agadir qui considère l'Instance Equité et Réconciliation comme une instance de vérité même si le Souverain a pris soin de préciser, a très juste titre, qu'il ne s'agit ni de la vérité avec majuscule ni de la vérité historique mais d'une vérité toute relative comme c'est toujours le cas dans ce genre de situations. La deuxième critique concerne le fondement juridique de l'instance et la source de ses pouvoirs. En clair, certains pensent que l'instance aurait dû être créée par une loi pour avoir l'autorité requise dans l'exercice de sa mission. Sans entrer dans des discussions juridiques quelque peu byzantines, je crois que le reproche, ne prend pas en compte la plus forte des garanties à savoir la volonté politique de tourner la page du passé maintes fois réitérée par le Souverain soutenu par toutes les forces politiques, la société civile et l'ensemble de la nation.

Le reproche ne prend pas en compte non plus toutes les mesures concrètes, tangibles et courageuses qui ont été prises dans ce sens; comme il ne prend pas en compte l'évolution prodigieuse que connaissent les droits de l'Homme au Maroc depuis dix ans et les impératifs de la transition démocratique. Bref, ce n'est pas dans les dédales du droit que se trouve la garantie recherchée mais bien dans le changement politique en cours. Mais encore faut-il vouloir voir le changement et lui reconnaître sa juste valeur.

Le gros du désaccord portait sur la question des poursuites judiciaires …

C'est vrai, la question des poursuites judiciaires et des procès à intenter aux auteurs des violations constitue un autre point de divergence. Certains pensent en effet que le seul moyen de se prémunir contre des violations c'est de poursuivre et de sanctionner les coupables et que tant qu'il n'y a pas procès et sanction, on reste exposé à la récurrence des pratiques antérieures. L'idée est philosophiquement, historiquement et socialement discutable et la sanction pénale qui ne garantit même pas l'amendement du coupable n'a jamais réellement protégé la société contre la commission de nouvelles infractions.

Par ailleurs, dans les expériences étrangères connues, le recours aux tribunaux ne s'est fait que de manière exceptionnelle, dans une infime minorité de cas, après de nombreuses mesures d'exonération et d'amnistie et avec des résultats très peu probants pour les victimes (pour qui la justice était restée inféodée à l'ancien régime !), pour les coupables (pour qui la justice est instrumentalisée par le nouveau régime !) et encore plus pour la société car, là où ils ont eu lieu, les procès ont servi à raviver les tensions et à creuser les antagonismes. Ce qui est aux antipodes de la réconciliation recherchée.

De plus, la justice serait saisie de faits qui remontent loin dans le passé, 20, 30, 40 et 50 ans en arrière, ce qui rend les investigations périlleuses, les instructions aléatoires et la démarche non seulement vaine mais susceptible de générer bien des frustrations ce qui, là encore, n'est évidemment pas le but recherché.
Enfin, ne perdons pas de vue qu'il s'agit de violations des droits de l'Homme intimement liées à des tensions et à des confrontations politiques et qu'en conséquence le règlement ne peut être que politique, la justice n'étant pas faite pour trancher les conflits politiques et encore moins pour écrire l'histoire du pays. Pour toutes ces raisons, la formule retenue écarte toute recherche de responsabilité individuelle et interdit à l'Instance d'entreprendre une quelconque démarche de nature à raviver les tensions.
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