Entretien avec le Pr Bourquia, néphrologue et auteur de plusieurs ouvrages scientifiques : «La situation des transplantations rénales dans notre pays reste inacceptable»
Quand elle nous reçoit, dans son domicile, le Pr Amal Bourquia qui nous a accordé un entretien entre deux rendez-vous, est plongé dans ses documents. Elle profite d'une heure ou deux de " repos " pour plancher sur un prochain ouvrage ou un prochain congrè
LE MATIN
12 Juillet 2004
À 17:41
Vous venez de publier un nouvel ouvrage que vous avez intitulé " Plaidoyer pour la transplantation rénale au Maroc ". Vous semblez dire que c'est possible d'améliorer non seulement les chances de survie des patients mais également leur qualité de vie. Comment se fait-il alors que la transplantation rénale n'ait pas évolué depuis si longtemps ?
La première transplantation rénale a eu lieu en 1986 et ce de manière concomitante dans les trois pays du Maghreb avec des évolutions différentes.
C'est à cette date que nous avons tenté la première expérience marocaine dans ce domaine avec une aide étrangère qui n'était représenté à ce moment là que par un chirurgien américain, le reste du travail ayant été assuré par nous-mêmes, une équipe très réduite mais qui était très motivée pour cette nouvelle thérapeutique. Malheureusement par la suite, il y a eu des blocages et des problèmes qui n'ont pas permis à la transplantation rénale de poursuivre le parcours souhaité.
Et ce n'est qu'en 1990 et avec une équipe 100% marocaine que nous avons effectué quelques greffes à partir de donneur vivant, sur des patients bien sélectionnés et que nous avions correctement préparés. Ces opérations, les premières dans notre pays, se sont bien passées et l'expérience aurait bien pu continuer si encore une fois des problèmes d'ordre humain essentiellement, n'avaient pas entraîné des discordes au sein des équipes de transplantation. Un travail correct depuis cette date aurait normalement permis un bon essor de la transplantation rénale dans notre pays, en particulier à partir de donneur vivant. Mais malheureusement, comme vous pouvez le constater sur les statistiques que j'ai avancées, nous avons accumulé un énorme retard dans ce domaine. Il est certain que dans ce retard de nombreux facteurs sont incriminés : économiques, socioculturels,…
Cependant, ceci ne peut pas nous excuser dans la mesure où des pays de même culture et d'autres du même niveau économique ont pu développer cette thérapeutique.
Alors on est en droit de se poser la question pourquoi pas nous ? et que devons nous faire pour essayer de rattraper le retard ?
C'est ce qui a, en grande partie, motivé la rédaction de ce livre qui se veut un plaidoyer pour le développement des greffes et pour rappeler que la situation des transplantations rénales dans notre pays reste inacceptable et qu'il y a urgence à la faire évoluer.
Il y a pourtant, comme vous l'avez cité dans votre livre, des pistes à explorer et des propositions à étudier. Où se situe véritablement le problème ?
C'est effectivement ce qui nous amène à la question essentielle : que pouvons-nous vraiment faire? Comme je viens de le signaler il n'y a pas un véritable problème mais plutôt de nombreuses entraves qu'il va falloir combattre ou contourner.
Dans mon livre j'ai recensé les difficultés, mais j'ai surtout essayé de faire des propositions concrètes qui commencent à mon sens par une bonne prise en charge de l'insuffisance rénale chronique. Celle-ci inclut un ensemble d'actions ; il faut d'abord essayer de répertorier ces malades par un registre national, faire participer l'ensemble des acteurs dans ce domaine , organiser les soins autour d'un programme qui, bien entendu, doit inclure la dialyse et la transplantation. Il est aussi important pour cette stratégie d'essayer de réduire le coût de la dialyse mais pas aux dépens de la qualité des soins. Ce facteur doit être nécessairement considéré si on veut avoir des patients bien insérés dans la société, capable de poursuivre leur activité aussi bien personnelle, familiale que professionnelles.
On ne doit en aucun moment laisser de côté la qualité de la dialyse qui conditionne aussi les résultats de la greffe. L'autre action consisterait à développer dès à présent un programme de transplantation à partir de donneur vivant qui doit atteindre une vitesse importante et dépasser les interventions au cas par cas. Il est temps de faire participer l'ensemble des compétences dont dispose le pays pour l'essor de cette technique thérapeutique incontournable dans la prise en charge de l'insuffisance rénale chronique évoluée.
La prise en charge des pathologies rénales est coûteuse. La transplantation reviendrait-elle moins cher ?
Il est certain que la prise en charge de l'insuffisance rénale chronique quant elle arrive à un stade avancé est très coûteuse. J'ai noté qu'à travers le monde, l'évaluation globale du coût des dépenses à long terme pour le nombre de patients, qui ne cesse d'augmenter, atteindrait à l'horizon 2010 des chiffres ahurissants ; mais ce qui est aussi important à noter c'est que d'énormes disparités existent et continueront de s'aggraver entre les différentes zones géographiques du globe dépendant essentiellement du contexte économique et du niveau général de la santé dans le pays.
Il est certain que la transplantation nécessite aussi des moyens et un traitement et une surveillance régulière, mais son coût reviendrait moins cher, passée la première année après la greffe. Nous devons étudier aussi les protocoles à utiliser de façon à faire certaines économies. D'où l'importance d'un regroupement de tous les professionnels pour étudier toutes ces pistes.
La dialyse qui est actuellement " Le " traitement, se heurte également à des problèmes. On a vu des centres fermer leurs portes en raison d'un manque flagrant de moyens. Que risque-t-il de se passer si la dialyse ralentit et si les possibilités d'évolution de la transplantation rénale restent limitées ?
Le traitement par dialyse se développe de manière très lente dans notre pays et même avec un nombre de centres qui avoisine actuellement les 100, ils ne permettent pas de prendre en charge tous les patients, en particulier les plus indigents d'entre eux.
Le manque de moyens reste toujours une entrave importante au développement de ce moyen thérapeutique; c'est pour cette raison que de nombreuses propositions pour la dialyse sont également à étudier pour non seulement permettre au maximum de patients d'être pris en charge en dialyse mais aussi de réduire son coût. Mais toutes ces actions ne doivent pas nous faire oublier la prévention parce que quelque soit le développement actuel de la transplantation rénale, il ne pourrait répondre à la demande sans cesse croissante des malades.
Vous déplorez le manque de statistiques. Est ce important dans votre travail de néphrologue de disposer de chiffres ?
Toutes stratégie prévisionnelle aussi bien dans le domaine de la santé que dans tout autre domaine doit obligatoirement passer par l'inventaire et l'évaluation de l'existant. C'est ainsi que pour recenser les cas d'insuffisance rénale chronique, la plupart des pays développés ont instauré des registres qui comportent des informations sur la population des patients traités ainsi que sur les modalités de leurs traitements. Ils servent de base de réflexion pour évaluer, programmer et faire des prévisions en matière de thérapeutique de remplacement de l'IRC. Il est très important pour nous néphrologues, de disposer de ces chiffres qui sont des informations considérables dans les différents domaines: la fréquence de l'insuffisance rénale, le stade auquel arrivent les patients, les différentes pathologies qui aboutissent au recours à l'hémodialyse, le changement de profil de ces patients... Ces informations sont très utiles pour le praticien.
Vous avez cité dans votre ouvrage l'expérience saoudienne que vous jugez probante. Quels en sont les points forts ?
L'Arabie saoudite et le premier pays arabe dans le domaine de la transplantation d'organes. Il dispose pour cela d'un organisme national chargé de la programmation de la promotion et de l'organisation des greffes. C'est une organisation nationale qui a permis l'évolution et le développement de la transplantation en Arabie saoudite. C'est un très bon exemple dans le monde arabe dont les résultats sont proches de ceux notés dans les pays développés et avec une très bonne progression.
Ainsi on relève qu'à la fin de 2002, 3758 greffes de reins ont été effectués depuis son introduction en 1979, le donneur vivant représentait 60% des donneurs, alors que 34 % étaient des prélèvements à partir de personne décédées. Il est certain que les moyens mis en oeuvre pour le développement de ce programme sont importants. Pour notre part nous devons nous inspirer de ces différentes expériences des pays proches et de celles des pays développés en faisant en sorte que ces projets soient adaptés à notre contexte. Ils ne doivent en aucun moment être copiés, car ni les moyens, ni les structures, ni les fonctionnements ne sont semblables.
Parmi les patients atteints de maladies rénales, il y a des enfants. Où en est la néphrologie pédiatrique ?
L'histoire de la néphrologie pédiatrique au Maroc restera toujours endeuillée par la fermeture en 1996 du premier centre de néphrologie pédiatrique, qui était ouvert au CHU Ibn Rochd en 1992 et qui était exclusivement consacré au traitement et à la prise en charge de pathologie rénale chez l'enfant. Depuis, il n'y a pas eu d'autre centre ni un développement spécialisé dans ce domaine.
La néphrologie pédiatrique reste une hyperspécialisation qui s'adresse à l'enfant et qui nécessite beaucoup de moyens et des compétences humaines spécialisées dans ce domaine. Par ailleurs, j'aimerais ici surtout soulever que pour l'enfant, il est indispensable d'insister sur la prévention et donc sur le dépistage de ces pathologies bien avant la survenue de l'insuffisance rénale chronique. Plusieurs protocoles peuvent être développés dans ce sens. Par ailleurs la transplantation est la thérapeutique de l'IRC la plus adaptée à l'enfant en IRC qui peut être pratiquée sans le recours à la dialyse.