Eternal Sunshine : dans la tête de Jim Carrey
Second film ambitieux du Français Michel Gondry. Après l’insuccès de Human Nature, le réalisateur de clips réussit son passage au long métrage avec l’aide de Charlie Kaufman, le scénariste de Dans la peau de John Malkovitch. Entre réalisme bla
LE MATIN
12 Octobre 2004
À 16:29
En général, les histoires d’amour finissent mal. Si mal que les souvenirs s’annoncent comme autant d’insoutenables brûlures. D’où la tentation pernicieuse de les effacer, comme si on pouvait gommer de son esprit ce qui gêne. Fantasme auquel le réalisateur Michel Gondry s’est risqué à donner forme, poussant la logique de l’oubli jusqu’au bout pour interroger les limites du couple amoureux. “ Heureux les oublieux car ils oublient même leurs bévues ”.
C’est l’une des citations-clés de ce film dont le titre “ Eternal sunshine of the spotless mind ” provient d’un poème d’Alexander Pope, Eloisa to Abelard. Il n’y a pas de hasard : le scénariste Charlie Kaufman avait déjà utilisé cette référence dans un précédent film, Dans la peau de John Malkovitch (1999). D’où des réminiscences du long-métrage de Spike Jonze dans celui de Michel Gondry.
Ainsi que des résonances avec Memento, polar auteuriste de Christopher Nolan sur un enquêteur amnésique, et The Truman Show, comédie dramatique où le personnage joué par Jim Carrey découvrait, à l’âge adulte, que sa réalité n’était qu’un simulacre en carton.
Un air de famille donc, mais pas de réelle ressemblance. Car Michel Gondry, s’il joue au Français successful à Hollywood, il s’est manifestement positionné dans le camp des indépendants. Drame réaliste, romance, science-fiction : le cinéaste se sert de genres établis pour monter un récit gigogne qui emprunte à chacun pour dévier aussitôt vers l’autre.
Ce qui donne une forme hybride, déconcertante, et inattendue. Impression qu’accroît une chronologie décousue et un climat bizarroïde coulé entre l’humour et le malaise. Eternal Sunshine est un ovni, parfois brouillon, souvent surprenant. Mais en cultivant le brouillage des styles, des images et de la narration, il débouche sur des connexions innovantes.
Odyssée intime
Si Michel Gondry multiplie les entrelacs formels, c’est avant tout pour donner forme à une déconstruction mnémosensorielle. Son personnage, Joel (Jim Carrey), vieux garçon encore jeune, est en train de se perdre dans le labyrinthe de sa mémoire en poursuivant Clementine.
Chimère ou vraie jeune fille ? Ce banlieusard new-yorkais taciturne, ivre d’esseulement, parfaitement convaincu de la vacuité de l’existence en général et de la sienne en particulier, ne sait plus s’il a réellement rencontré cette joyeuse excentrique aux cheveux bariolés et à l’enthousiasme palliatif. Au moment où le soleil pointait sur son hiver anxiogène, la belle a disparu comme au sortir d’un rêve. Et le cauchemar éveillé - ou le sommeil méditatif, c’est selon - a commencé.
Au cours de son Odyssée intime, Joel comprend que Clementine a déjà fait partie de sa vie, qu’ils ont même vécu plusieurs mois ensemble jusqu’à éprouver les premières exaspérations fatales aux amoureux. Incapable de supporter une quelconque ressemblance avec les “ morts-dinants ” - ces couples qui transpirent l’ennui au restaurant - Clementine a décidé, sur un coup de tête, d’effacer Joel de sa mémoire. S’en apercevant, celui-ci a fait la même chose.
Mais, de son côté, le processus est encore en cours. Quelque part dans un laboratoire supérieur de sa conscience, Joel est allongé avec un casque à électrodes sur la tête.
Autour de son lit travaillent et s’amusent deux jeunes déjantés (Mark Ruffalo et Elijah Wood), une séduisante secrétaire (Kirsten Dunst) et un succédané de Docteur Mabuse informaticien. Soit une inquiétante équipe d’ingénierie médicale qui supprime les souvenirs de Joel comme des dossiers d’un disque dur. D’où des fissures violentes dans la réalité que le jeune homme perçoit : il est en train d’assister en direct à la destruction de fragments de sa vie. Une seule solution : cacher ce qui reste de Clementine dans d’inaccessibles recoins.
Eternal Sunshine of the spotless mind est parsemé d’empreintes psychotiques. La menace de la folie et de la mort y plane comme un mauvais présage. Mais Michel Gondry et Charlie Kaufman ne sont pas complètement partisans du sinistre. Dans la vision désenchantée qu’ils distillent, ils sauvegardent un espoir : si l’on peut effacer la mémoire de ceux qui se sont aimés, on ne peut, en revanche, les empêcher d’être perpétuellement attirés l’un vers l’autre.
Ce qui revient à opposer à la science de l’oubli la permanence d’un sentiment amoureux qui se reconstituerait à l’infini après décomposition. Belle image qui défend l’idée d’une sur-conscience des enjeux du couple : personne ne peut échapper à ses désagréments, aux agacements, aux marques du temps qui, inévitablement, abîment.
Ceci assumé, l’amour n’est plus le fruit du hasard mais un choix courageux parce que lucide, plus qu’une prise de risque, le dépassement d’une réalité incontournable pour une aventure périlleuse mais inestimable. Une idylle avec la conscience claire de ce qui peut la mettre en péril, voilà ce qu’élabore Eternal Sunshine en se gardant bien de toute morale. Angoissant et angoissé, l’inspiré Jim Carrey en est la meilleure preuve.
En ces temps où les comédies de couple se jouent sur des tons éculés sans jamais sortir des constantes mariage-adultères-séparations, Michel Gondry fait entendre une musique nouvelle à la mélodie mixée. Indomptable peut-être, mais grouillante d’hypothèses.
Film américain de Michel Gondry (sortie en France : 6 octobre 2004). Durée : 1h 48min. Avec Jim Carrey, Kate Winslet