L'humain au centre de l'action future

Hommage à Ahmed Sefrioui

Plus d'un parmi les proches ou amis de Si Ahmed Sefrioui, ont été franchement choqués par l'absence , à ses obsèques, des représentants de telle ou telle institution, abstention pleine de sens et qui démontrait qu'on n'avait pas mesuré à sa juste valeur

06 Mai 2004 À 15:36

C'est d'abord dans le cadre de ses fonctions administratives qu'il s'est mis à servir son pays. Ces fonctions débutent bien avant l'Indépendance, et se prolongent bien après cette date, une période cruciale pour le Maroc. Si Ahmed travaille en plusieurs ministères ou directions, contribuant même à leur fondation. Il s'implique dans des domaines variés : artisanat, musées (il est l'initiateur du Batha à Fès, des Oudayas et de Bab Rouah à Rabat) ; art et folklore ; monuments historiques, dont il a réhabilité pas moins de quarante-neuf d'entre eux ; affaires culturelles, tourisme, etc. Tout cela est peu connu, et mérite d'être signalé, même rapidement.

Mais c'est bien sûr dans le domaine de l'écrit qu'il fondera sa notoriété. Je mentionne rapidement, pour commencer, toute une série d'articles, de préfaces, de guides touristiques, de contributions à des collectifs (Mémorial du Maroc, Grande Encyclopédie), toutes choses, somme toute, peu connues. Ce furent surtout deux ouvrages, comme on sait, qui firent connaître Si Ahmed Sefrioui : Le chapelet d'ambre (1949), et La boîte à merveilles (1954), roman. C'est avec raison, que tout le monde s'accorde à dire qu'il fut le fondateur de la littérature marocaine d'expression française. Mais on sait aussi que ces deux livres provoquèrent, un concert de critiques acerbes, surtout chez la jeune génération de l'époque. On reprochait à Sefrioui de n'être qu'un continuateur de la littérature coloniale, un écrivain «ethnographique».

Ces critiques causèrent à Si Ahmed une très grosse souffrance. Il garda le silence pendant de longues années, un silence qu'on peut interpréter comme un temps de gestation, de méditation, et qu'il finit par rompre avec La maison de servitude, un roman publié à Alger en 1971, et réédité au Maroc en 1973. Après quoi, vint un nouveau silence, auquel il mit fin avec une dernière production : le jardin des sortilèges ou le parfum des légendes, recueil de contes paru en 1989. C'est tout ce que je viens de dire jusqu'ici qui m'est venu en mémoire lorsqu'on m'a fait connaître, sans tarder, par téléphone, le décès de Si Ahmed. J'ai repris en main ses livres, pour les feuilleter et en lire quelques passages ici ou là.

Et je dois dire que celui qui m'a le plus parlé , le plus mis en éveil, ce fut La Maison de servitude. Il ne s'agissait plus d'une simple question de littérature, mais, plus profondément, d'un événement, toutes proportions gardées, mettant douloureusement en cause un homme de mes amis, et révélant en même temps les options et les réactions profondes d'une grande partie de la jeunesse marocaine de l'époque.

Mais que pensait notre ami, Si Ahmed, dans cette situation chaotique ? En homme très pudique, jamais, malgré notre grande amitié, il ne me fit de confidences sur ce sujet, ni sur d'autres du même genre. Mais la réponse à cette question, nous la trouvons dans La maison de servitude, pour peu que nous la lisions avec attention, malgré un grand nombre de pages énigmatiques. Maâti, dans ce roman est le personnage symbole exprimant les aspirations de cette génération assoiffée de changements radicaux. Maâti, donc, adresse à son ami Mohamed – entendons par là Ahmed Sefrioui lui-même – ces paroles que ce dernier a dû entendre plus d'une fois dans la réalité de son quotidien, je cite : « Si Mohamed, le plus souvent tu rêves, pendant les cours, dans les rues, dans la mosquée (…) Il est temps que tu te reprennes, il est temps que tu t'adonnes à des tâches constructives (…). Fini le temps de la prière.

Nous sommes entrés dans la période où chacun, peuple et individu, doit forger son destin, à coups de marteau, à coups de poings (…) . Le pays, oppressé par le colonialisme, la faim, la douleur, l'angoisse, ne peut se permettre de donner refuge à des rêveurs, à des poètes, à des déchets. Tu te détournes de la réalité pour te réfugier dans des songes sans consistance. Tu te conduis dans ta propre ville comme un touriste qui s'attendrit devant nos échoppes basses et obscures (…). Le temps de la prière, te dis-je, le temps du rêve est révolu.»
Ces paroles, beaucoup de contemporains de Si Ahmed les ont entendues, quand ils ne les portaient eux-mêmes aux autres. Quels effets ont-elles eu sur l'esprit d'Ahmed Sefrioui de l'époque ? Assurément, elles ont provoqué comme une crise de conscience chez notre ami.

Un peu plus loin, dans le livre que je viens de citer, il dit, en parlant d'un jeune médecin formé en Europe à la «moderne» : «des hommes comme lui sont utiles à notre pays». J'appartiens pour ma part à la catégorie des parasites. A trente ans, je saurai une dizaine de beaux poèmes, trois ou quatre histoires héroïques, quelques contes pour amuser les enfants. Qu'aurais-je réalisé pour aider mon pays, pour venir au secours de mon peuple ?» Mais sa vision des choses est plus équilibrée, plus large, plus profonde. Il dit en se confiant au cheikh Al-Abbas , un vieil ami plein de sagesse: «Maâti m'a reproché mon indifférence à ce qui m'entoure, ma fuite dans le rêve (…). Je sens qu'il y a dans ses propos des vérités qui, jusqu'ici, m'avaient échappé.

Mais je sens aussi qu'il y a dans son attitude une certaine provocation, beaucoup d'erreurs et de haine que rien ne justifie». Et il ajoute plus loin, poursuivant ses réflexions : «les vrais problèmes concernent les réalités permanentes, les principes et les lois qui gouvernent le visible et l'invisible (…). Il est nécessaire que l'homme ait toujours présent à l'esprit les principes fondamentaux d'une éthique universelle. La légende, le conte, l'apologue servent de véhicules à ces principes». Dans ces mots, nullement dictés par les courants de pensée dominants à l'époque, s'expriment les choix profonds de Ahmed Sefrioui : quant à ses goûts littéraires, l'importance qu'il accorde au conte et à l'apologue, autrement dit à l'oralité et à la tradition populaire ; quant aux vrais problèmes auxquels s'affrontent les identités des peuples , l'importance que tous doivent accorder aux «principes fondamentaux d'une éthique universelle». Pour sa part, Ahmed Sefrioui définit ainsi , en quelques phrases, le ressort de toute son œuvre écrite : «A travers mes écrits, c'était l'âme marocaine que je voulais étudier. Je suis un homme très croyant.

Pour moi, la société marocaine est une société religieuse. Je voulais donc révéler l'âme religieuse de chaque citoyen marocain. Et cela se manifestait surtout chez le petit peuple, et je suis sorti du petit peuple. Je suis fils d'artisan». Il y a quelques décennies, un pareil langage était loin d'être avalisé par tous. Le vent des idéologies et des modes soufflait dans d'autres directions. Ahmed Sefrioui fut longtemps un incompris, et eut comme beaucoup d'autres sa traversée du désert. Les choses changèrent, et nous fûmes nombreux à nous en réjouir, il y a une vingtaine d'années, avec notamment la parution du livre de Lahcen Mouzouni, Réception critique d'Ahmed Sefrioui. Beaucoup de ses anciens détracteurs firent sincèrement amende honorable, comme quoi les faits ne sont pas seuls à être têtus, les rêves aussi le sont.

Je rappelle, au terme de cette bien longue réflexion sur une période difficile de la vie de notre ami Si Ahmed, qu'elle eut pour point de départ un nouveau regard jeté sur la Maison de servitude. Ce titre énigmatique cesse de l'être quand on sait qu'il y a là une allusion à un récit de la Bible, où l'on voit le peuple de Dieu de l'époque, réduit à l'escalavage pendant des siècles par les Pharaons, sortir de cette servitude sous la conduite de Moïse. Mais de quel peuple, et de quelle servitude, et de quelle libération s'agit-il ? Les énigmes persistent. C'est un retour au texte, me semble-t-il, qui nous permet encore d'y voir plus clair. Des hommes sont enfermés dans une maison, dont on ne sait si elle est une prison, ou un hôpital, ou un asile.

Rien n'est affirmé. Mais on rencontre, vers la fin du livre, ces phrases éclairantes : «Les habitants de cette maison ne sont pas seulement enfermés entre des murs épais, ils sont, ce qui est grave, prisonniers d'eux-mêmes, de leurs rêves, de leurs désirs, de leurs illusions. Comme eux, je poursuis une chimère. Je cherche inlassablement. Dur et merveilleux travail qui consiste à chercher la Vérité à travers les choses qui la révèlent et la voilent à la fois».
*Couvent des Dominicains – Paris
Copyright Groupe le Matin © 2024