L'humain au centre de l'action future

L’art naïf s’expose à Rabat : Chaïbia est sa propre source d’inspiration

La peinture permet d'exprimer la réalité de l'être humain, portrait de soi-même, tant au niveau de l'image extérieure qu'au niveau d'un caractère intérieur. Les toiles de Chaîbia Talal exposées à la galerie Bab Rouah de Rabat confirme cette donne.
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09 Février 2004 À 18:25

Née en 1929 à Chtouka (El Jadida), Chaîbia Talal s’est mariée à l’âge de 13 ans et elle est devenue veuve à 15 ans, avec un enfant, Hussein. On dit d’elle qu’elle appartient aux artistes médiumniques qui se mettent un jour à peindre, parce qu'ils ont entendu des voix. Ses œuvres sont exposées jusqu’au 28 février à la Galerie Bab Rouah de Rabat. Agée de 75 ans et aujourd’hui souffrante, la grande figure de la peinture marocaine était absente au vernissage. Génie autodidacte, elle s'est distinguée par la peinture naïve. Grâce à ces œuvres, l'art naïf a su convertir l'ornementation architecturale, le tatouage, la broderie en des motifs qui deviendront des motifs à caractères culturels.

Chaïbia est sa propre source d'inspiration. Elle a toujours cherché dans la peinture, le moyen de rester éternellement enfant. Elle commence à peindre en 1963 après avoir cru entendre dans ses rêves la voix d'Allah lui dire: “Chaïbia prends les couleurs et peints!”. Découverte par le critique d'art Pierre Gaudibert qui l'encourage, elle expose pour la première fois en 1966 au Goëthe Institut de Casablanca.

La même année, à Paris, elle exposera au Musée d'art moderne, au Salon des indépendants et à la Galerie Soltice. Dès lors, la notoriété de Chaïbia ne cesse de croître. Ses œuvres seront exposées dans la plus importante galerie d'art brut française et elle participera également aux principaux salons et foires d'art contemporain (FIAC, Salon de Mai, Biennale de La Havane, Salon d'Automne, etc.). Bon nombre de musées et d’institutions culturelles possèdent ses œuvres: I'lnstitut du monde arabe à Paris, le Musée de l'art brut à Lausanne, le Fonds national d'art contemporain à Paris, le Musée d'Art vivant à Tunis, la Fondation Cérès Franco à Lagrasse, le Site de la Création Franche à Bègles et le Musée de l'art en marche à Lapalisse.

Au Japon, aux États-Unis, dans les pays scandinaves, en Angleterre, en France, en Italie, l'artiste intrigue, choque, suscite d'abord la curiosité, puis un intérêt mitigé, enfin un envoûtement et une admiration réfléchis.

Mémoire collective à travers toutes ses pérégrinations planétaires, le propre personnage de Chaïbia constitue le clou de ses expositions. Sa silhouette imposante, son vestimentaire bariolé, son tatouage au menton, brefs, son look atypique, fixe l'attention et renvoit irrémédiablement à ses toiles.
Dans les galeries prestigieuses d'outre-mer, Chaïbia, par son être et par son art, représente l'autre, l'énigmatique, le mystérieux, l'étrange presque, que l'on ne peut s'empêcher de vouloir découvrir. Chaïbia se revendique d'un art spontané, produit d'un itinéraire très personnel, difficilement reproductible. En fait, elle est tout simplement animée par un élan intérieur qui fait d'elle une créatrice à part entière.

Coloriste de grand talent, son œuvre est intuitive, instinctive, sensorielle. Apparentée au mouvement Cobra, Chaïbia a subjugué Corneille lui-même; on rapporte qu'il se mit à genoux pour admirer ses tableaux. Quelques années plus tard, elle expose avec Corneille, et en 1986 avec les piliers de l'art brut tels que, Gaston Chaissac, Aloïse, Augustin Lesage, Adolf Wolfli et Fillaudeau.

Chaïbia aime raconter que sa vocation de peindre lui est venue comme une révélation. Elle a entrepris une œuvre abondante, laissant aller de fait sa spontanéité pour exprimer figurativement une joie de vivre et de peindre... Affectionnant les données matérielles et démonstratives de la création : les couleurs franches et vives, l’expression manifeste du sentiment, le geste libre et souvent emporté par les arabesques, Chaïbia choisit des thèmes populaires, des figures humaines, des costumes traditionnels, des paysages de jardins qui réinventent un Maroc festif et idyllique.

Dégagées de tout scénario, traitées frontalement sans souci de perspective, se laissant emporter par les rythmes des couleurs, les peintures de Chaïbia confondent pensée et acte de peindre, se moquent dans les formes imbriquées de personnages, de fleurs et de couleurs des règles de représentation, de mise en espace, de composition et de transition. L’instinct multiplie à plaisir ses propres associations imaginaires, construit son espace sensible et onirique dans une plénitude heureuse en appel d’enfance, et ne se fie qu’à sa seule sincérité. La journaliste Nicole Arbousset écrivait :
“La peinture de Chaïbia devient de plus en plus expressive tendant vers l'essentiel : sa propre vision du monde.

C'est ainsi que dans les années quatre vingt dix Chaïbia peint de plus en plus de portraits et de groupes où elle ne dépeint plus le réel mais où elle évoque l'impondérable : la fierté de la femme fassi dans “Fassia”, le goût de la fête et le monde ludique du cirque dans sa grande composition “les comédiens”. Chaïbia peint de manière irréaliste, avec un sens humoristique inné.

Devenue figure de proue de la modernité et porte flambeau de la femme au Maroc, elle demeure inclassable”. Signalons enfin qu’en reconnaissance aux grandes œuvres de l'artiste-peintre Chaïbia Talal, la société académique française d'éducation et d'encouragement “Arts-Sciences-Lettres” lui avait décerné en mai 2003 sa médaille d'or.
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