«La Femme du Soldat» : la voix du Tafilalet
Il existe des hommes qui s'imprègnent tellement de leur environnement qu'ils en deviennent indissociables. Moha Souag est de cette trempe: attiré par un ailleurs séduisant, Fès en l'occurrence, il n'a pu résister longtemps au magnétisme exercé sur lui par
LE MATIN
02 Septembre 2004
À 15:03
Cette région saharienne, éloignée de tout axe de communication, de toute possibilité d'ouverture, est depuis longtemps effacée, enclavée dans une cuvette entre l'Anti et le Haut Atlas : n'est-elle pas au cœur de ce que l'on a longtemps et peut-être encore surnommé le Maroc inutile, le Maroc oublié ?
La femme du Soldat est le 8e roman de Moha Souag, mais c'est surtout le plus achevé : son récit est profondément ancré dans les valeurs, les codes et même les injustices de cette terre aride.
Le narrateur évolue en médiateur entre les contrées hostiles et arides du Tafilalet, presque volontairement stériles et ses hommes, rudes, anéantis et abandonnés, viscéralement et tragiquement enracinés dans cette terre au point d'en être asservis.
Mais, Moha Souag esquisse surtout le portrait de deux femmes que tout oppose : la mère du soldat et la femme du soldat.
La mère c'est Fatna Allal. Son être même est contenu dans ce nom si évocateur, Fatna Allal faut-il le rappeler, est présente dans l'imaginaire collectif filali, comme le stéréotype de la mégère, commère à ses heures, pestant et hurlant la journée durant.
Le personnage de Moha Souag est ainsi : épouse acariâtre, vénale, violente et indécente.
La femme du soldat c'est Karima, une âme noble et généreuse, submergée par la solitude, sous le joug d'une famille cupide et finalement asphyxiée par les règles du jeu d'une société en crise.
Qu'en est-il du fameux soldat? Aziz, le bien-aimé étouffe entre l'amour de sa femme, plein d'espoir et de projets et celui de sa mère, sincère tout autant qu'intéressé. Face à ce dilemme cornélien, Aziz, héros solitaire, lâche et fantomatique, s'enfuit laissant le destin décider à sa place de l'avenir de ces deux femmes.
Puisé dans les rocailles et les palmiers du Tafilalet, dans sa poussière et son sable, dans son soleil et sa sécheresse, le style de Moha Souag se combine harmonieusement à tous ces éléments qu'il a fait siens et qui sont à l'origine de cette écriture épurée, dépouillée de toutes fioritures superfétatoires ; s'établit ainsi une sorte d'harmonie imitative si chère au cœur de Baudelaire : tout un jeu de correspondances entre l'aridité de la terre et la stérilité émotionnelle des êtres. En outre, rien ne pouvait traduire avec une telle intensité la nature des rapports hommes/femmes, rapports difficiles et conflictuels, violents, chargés d'une singulière bestialité.
Rapidement, le lecteur se fond lui-aussi au cœur de cette cosmogonie, imperceptiblement mise en place par Moha Souag, cosmogonie presque inhérente au continent africain : son jeune cinéma, avec Idrissa Ouedraogo en tête, a toujours privilégié, dans ses films, la fusion des corps et des éléments naturels.
Hermétiquement close au niveau géographique et social, la terre du Tafilalet n'épargne ni ses hommes ni ses femmes: c'est essentiellement là que s'affirme avec la plus grande des pudeurs, la plus fière des retenues le questionnement de l'écrivain.
L'armée a offert à Aziz la possibilité de fuir cet enfermement mais elle a vite repris, au prix d'une vie, ce qu'elle avait si parcimonieusement donné.
Son frère Hamid n'aura pas autant de courage : il lui sera plus facile d'établir avec sa belle-sœur une relation quasi incestueuse et profiter de cette manne de l'armée: la pension versée à la mort d'Aziz.
Peut-on en vouloir à Hamid ? Il n'est en définitive que le produit d'une jeunesse désespérée devenue amorale et perfide, en quête d'argent facile, sans autre projet de vie que l'exploitation pernicieuse d'autrui. Hamid est étranger à toute notion de travail ou d'investissement personnel.
L'argent a perverti les rapports humains, désormais c'est lui et uniquement lui qui les régit, rien de bien surprenant dans un contexte social aussi peu enclin à l'espoir, où la jeunesse désœuvrée s'est depuis longtemps réfugiée dans toutes sortes de paradis artificiels.
Les esprits sont abandonnés, livrés à eux-mêmes, aliénés par cette nature si peu disposée à leur égard. La terre désolée du Tafilalet étouffe les cris de douleur et d'impuissance, fait avorter toute velléité, réduisant l'homme et l'animal au silence.
C'est le poids de ce silence qui ouvre et clôt le roman : «La nuit brûlante empêchait même les oiseaux de piailler.» (chap1). «Un mariage secret dont personne ne devait rien savoir pour éviter des problèmes avec les services sociaux de l'armée.» (chap. 28).
Le silence de l'armée à la mort de Aziz est également éloquent : on ne saura jamais rien des réelles conditions de sa disparition ou de sa mort, de même qu'on n'ignore tout des différents conflits militaires auxquels Aziz a pu participer, le narrateur refusant sciemment de les situer précisément. Une seule règle d'or: se taire.
Que dire enfin de cette étonnante ellipse finale qui accentue à l'extrême la tension dramatique ? Les mots ne font plus le poids, place à un mutisme empreint de mensonge et d'horreur. Nul besoin de dire ou de nommer : la suggestion est ici à son comble. Cette terrible économie narrative foudroie le lecteur, tout comme on l'imagine, Hamid a foudroyé Karima, en la réduisant, sans aucune effusion, à un mariage avilissant et secret.
Même si ce sont les femmes qui manifestent souvent le plus d'esprit critique vis-à-vis de la Loi, même si comme l'héroïne de Moha SOUAG, et contrairement aux hommes, elles osent défier le clan, ces tentatives sont inéluctablement vouées à l'échec dans le huis-clos de ces régions indomptables. Toute action est immédiatement en butte aux regards des autres. La femme du soldat est surtout la femme de l'absent, une femme seule, à la dérive, sommée de se plier aux règles inflexibles des hommes.
* Professeur de linguistique
à Paris «La Femme du Soldat» de Moha Souag (éditions Le Fennec)