L'humain au centre de l'action future

«La bête qui meurt» de Philip Roth : Fin de partie

Nouveau roman de Philip Roth après le succès de La Tâche. Cet écrivain, que beaucoup classent parmi les meilleurs auteurs américains vivants, reprend son personnage de Le Sein et Professeur de désir pour se pencher, à 71 ans, sur l'affaiblissement des pla

04 Novembre 2004 À 15:50

Pour ceux qui ont encensé La Tâche, comme pour ceux qui le suivent avec passion depuis Portnoy et son complexe, Philip Roth est l'un des plus grands écrivains américains vivants. Parce que, auteur-minotaure errant dans un labyrinthe d'histoires, il ne cesse de croiser des personnages récurrents qui lui servent de prisme pour démolir le rêve américain. Alex Portnoy, éternel insatisfait qui ne parvient pas à calmer son désir inextinguible. Nathan Zuckerman, le narrateur de Pastorale américaine, J'ai épousé un communiste et La Tache, trilogie analytique sur les désarrois d'une Amérique contemporaine.

Ou David Kepesh, universitaire et critique culturel qui voue une adoration aux nus féminins - en chair comme en peinture - et apparaissait déjà dans Le Sein et Professeur de désir, avant La bête qui meurt, dernier roman paru en septembre.

Autant de doubles potentiels, machistes, lubriques, voire obscènes, mais aussi amateurs d'art, esthètes, professeurs de faculté. Un curieux mélange de savoirs et de bestialité qui, assorti d'une plume mordante, permet à Philip Roth d'inciser le panorama d'une Amérique sucrée-glacée. Caustique, prompt au scandale, gourmand de tabous, Philip Roth culbute bien-pensance et bienséance avec une jubilation que beaucoup partagent, ou lui envient. Tout en restant, du haut de ses 71 ans, un écrivain assez mystérieux. Il n'en faut pas plus pour alimenter un mythe.

Le propos de La bête qui meurt ? La petite mort et la grande, celle du coït et celle qui frappe l'être vivant, pensant et jouissant, souvent par surprise.
Comme lien entre les deux : le corps, jeune, charnelle source de beauté et de plaisirs, mais aussi vieillissant, s'atrophiant, s'affaiblissant. David Kepesh a pris sa retraite. Avant, il enseignait la littérature en troisième cycle à l'université, était critique littéraire à la radio, et critique culturel à la télévision. Une petite célébrité dans le New-York people, et un croqueur d'étudiantes : glouton de corps féminins depuis les années soixante et leur révolution sexuelle, il ne rate pas une occasion de draguer ses élèves pour les attirer, en citant Kafka et Balthus, dans son lit. « Aucun rapport extra-universitaire avec elles tant qu'elles n'ont pas passé leur dernier examen».

C'est la seule règle qu'il observe, moins par souci des résultats de ces jeunes filles que pour assurer sa propre tranquillité. A la fin de l'année scolaire, il organise donc une petite soirée avec ses meilleurs éléments, trônant au milieu d'eux, dévoilant, au-delà de ses insondables connaissances, sa dimension humaine… Invariablement, il y en a une qui lui tombe dans les bras.

Non sens esthétique

L'année de ses 62 ans, ce fut Consuela, une américano-cubaine de vingt-quatre ans à la poitrine enchanteresse. Mais, hasard de l'âge ou coïncidence des personnes, Consuela lui fait un effet imprévisible. Lui qui affirmait « le sexe suffit à m'enchanter», lui qui a divorcé tôt et abandonné son fils pour vivre sa vie sexuelle sans aucune contrainte, il découvre avec cette Consuela le sens de la jalousie, de la possession, du doute. Lui, l'antipathique adepte de l'insoumission totale, l'icône du Mâle gorgé de plaisirs égotistes, de luxe et de dédain, il devient perméable, dépressif, dépendant et vulnérable. Motif : avec cette fille, il aurait « enfreint la loi de la distance esthétique ».

Ce qui rend ce personnage de bête humaine intéressant, c'est quand même, et surtout, son costume d'universitaire et son discours de critique. Dimension qui fait à la fois la force et la faiblesse de ce roman. Force, parce qu'utiliser des filtres artistiques (Schubert, Beethoven, Byron, Modigliani) pour séduire ou décrire une femme, des filtres historiques (les années soixante aux Etats-Unis) pour relater ses débauches juvéniles, et des filtres littéraires (Dostoïevski, Tocqueville) pour aborder des questions existentielles, lui confère une dignité dont son indécence aurait pu le priver.

Mais faiblesse, parce que ces références sont relativement mal exploitées, trop ténues pour intellectualiser le propos, trop grossières pour dépasser leur fonction de camouflage. La bête qui meurt n'est ni drôle, ni dévastateur, ni sensuel, ni même ironique. Et finalement faussement intelligent et vraiment suffisant.
L'aveu compris dans le titre laissait présager une autocritique mêlée d'autodérision. Il n'en est rien, du moins pour la plus grand partie de l'ouvrage.
David Kepesh a beau écrire neuf ans après les faits et adresser ses confidences à un mystérieux destinataire, il ne se déprend pas de l'autosuffisance caractéristique de l'hédoniste surentraîné, et de l'indifférence cruelle du solitaire revendiqué.

Excepté une fois, lorsqu'il décrit une tentative d'approche : « Elle, elle découvrait Vélasquez, et moi je redécouvrais l'imbécillité délicieuse du désir érotique. Mais quel verbiage ! Et que je lui montre Kafka, et que je lui montre Vélasquez… pourquoi fait-on ces choses ? Ma foi, c'est qu'il faut bien faire quelque chose, justement ; ce sont les voiles pudiques de la danse amoureuse.

A ne pas confondre avec la séduction. Il ne s'agit pas de séduction. Ce qu'on déguise, c'est son mobile même, le désir érotique à l'état pur. » Mais cette lucidité fait partie d'un système qu'il prend malgré tout très au sérieux. «Ce n'est pas le sexe qui corrompt l'homme, c'est tout le reste.» Et re-blabla sur la vanité des choses devant le plaisir des sens, souverain bien qu'éphémère etc.

Il manque à cet amateur d'art érotomane un peu d'humour et de profondeur.
En vieux Casanova esseulé, il est plus juste. Parce que moins sûr de lui, de son corps, de ses rejets. Devant la vieillesse, la maladie et la mort, il s'humanise, s'infantilise, baisse une garde peu convaincante. Etait-ce le but recherché ? Pas si bête la bête ? Les meilleurs pages ne sont ni celles où David raconte son dispositif de chasse, ni celles où il disserte en spécialiste sur l'art et la sexualité - sa rigidité dans la liberté le rend finalement assez réactionnaire -, mais celles où il s'approche, fiévreux et hésitant de la mort, Le grand sujet.

« Nous sommes dans le flot du temps, nous nous y coulons jusqu'à la noyade finale ».
Cessant de palabrer, il fait sentir la panique d'un homme mûr devant le rétrécissement de ses plaisirs et l'accroissement de l'urgence, comme Coleman Silk dans La Tâche. Renversement salvateur : la mise en scène de sa prétendue bestialité stoppée,
David entre, enfin, en résonance avec son thème principal.

«Ça veut aussi dire que malgré son avoir-été, ou en plus de lui, ou en prime de lui, on est encore. (...) Figure-toi la vieillesse en ces termes : tu risques ta vie au quotidien. Tu n'échappes pas à la conscience de ce qui t'attend à brève échéance, ce silence qui va t'entourer pour toujours. A part ça, c'est pareil. A part ça, on est immortel, tant qu'on est vivant.»
La bête qui meurt de Philip Roth, Ed. Gallimard, 144 p.
Copyright Groupe le Matin © 2025