«La machine Bush» de Philippe Boulet-Gercourt : Coulisses électorales
LE MATIN
14 Octobre 2004
À 15:43
Après deux années de deuil et d'autocensure, l'Amérique s'est ressaisie. Jamais depuis les années 1960, au pays de la Fox et de Disney, la culture et la littérature n'avaient été ainsi des armes politiques. Au point d'y modifier le paysage littéraire et intellectuel.
Empire ou pas, l'Amérique fait peur. Et plus encore ceux qui la dirigent, à commencer par George Bush, que l'ouvrage de Philippe Boulet-Gercourt finit de « dézinguer »... avec rigueur. Le résident de la Maison-Blanche : crétin bien entouré ou finaud illuminé ? Correspondant du Nouvel Observateur aux Etats-Unis depuis 1995, l'auteur apporte d'utiles réponses sur « W » et le fonctionnement de la « Machine Bush ». « George Bush n'est pas stupide, pose d'emblée le journaliste. Mais il est profondément anti-intellectuel. En Europe, ce serait une faute. Aux Etats-Unis, c'est plutôt un atout. C'est en tout cas une des forces majeures de la « Machine Bush.» Une équation simple mais bonne à dire, qui explique (en partie) la dramatique indulgence de l'électorat américain vis-à-vis d'un Président... qui lui ressemble.
Bush n'a, en effet, ni le charisme intellectuel de Bill Clinton ni les talents de communicateur de Ronald Reagan. De plus, il a horreur d'accorder un quelconque intérêt à quoi que ce soit plus d'une heure durant. Il l'a volontiers avoué à maintes reprises. A un journaliste qui lui avait demandé en septembre 1999 ce qu'il ne sait pas faire, il a répondu sans hésiter : « M'asseoir et lire un livre de 500 pages sur la politique publique, la philosophie ou un truc de ce genre ». Il semble même qu'il ne lit pas les journaux, le matin, avant de se mettre au boulot. Selon certaines sources, il n'en lirait que les pages de sports ou les titres de Une.
De toutes les façons, il abhorre les journalistes qu'il traite de « filtre ». Pour lui, ils appartiennent à un monde peuplé d' »élitistes de gauche » qui font écran avec le pays réel. Il ne leur accorde donc nulle confiance. «Les sources les plus objectives dont je dispose sont les membres de mon staff qui me disent ce qui se passe dans le monde». Ce qui ne l'empêche pas de passer par-dessus leurs têtes pour « parler directement aux gens ». Il génère donc de l'information selon ses propres modalités. Ceci d'autant plus que l'appareil de communication qu'il a mis en place se trouve au cœur de son action.
La Maison-Blanche compte, actuellement, le même nombre de gens spécifiquement dédiés à cette tâche sous Bill Clinton. Mais il y a une différence essentielle entre les deux : Clinton utilisait les médias pour faire passer son message alors que Bush ne cherche rien d'autre qu'à les contrôler. Il ne s'agit pas pour lui de séduire la presse, mais de la dominer. Ce qui explique le rôle prépondérant que joue l'Office des initiatives stratégiques que dirige Karl Rove dont la méthode peut se décliner ainsi : image, discipline et contrôle.
La raison ? Le visuel étant l'alpha et l'oméga de la politique-spectacle à l'américaine, image et message ne font désormais plus qu'un. Aussi les cerbères de la Maison-Blanche ne se contentent-il pas de limiter l'accès au Président, ils font également tout pour verrouiller l'information. Les documents administratifs les plus ordinaires sont parfois classés « confidentiel », les demandes d'interviews les plus innocentes partent directement vers la poubelle, les photos des cercueils des soldats morts en Irak sont bannies, etc.
Le style Bush, c'est cela. C'est aussi celui d'un type sans prétention. « Normal ». Les pieds sur terre. Tous ceux qui oublient ces qualités pour ne retenir que les réseaux douteux, l'argent et les sombres intrigues du « système Bush » passent à côté de l'homme. Un homme qui a toujours puisé sa force dans le fait que ses adversaires l'ont souvent mésestimé. « Il a toujours été sous-estimé par ses adversaires, souligne Ari Fleisher, ancien porte-parole de la Maison-Blanche, il note cela d'un air amusé et laisse aux autres le soin de découvrir la réalité ». Avant les débats télévisés qui l'avaient opposé à Al Gore, ce « maître des attentes modestes», selon ses propres mots, place la barre tellement bas que sa performance sera jugée meilleure que prévu. « C'est probablement un mélange d'antipathie pour Gore et de dédain pour l'intellect de Bush qui a conduit les journalistes à démolir Gore et à laisser Bush tranquille », remarque à juste titre, un auteur.
En cette veille d'élection présidentielle, la «Machine Bush» peut-elle continuer à se complaire dans pareille attitude ?
«Ce qu'il faut bien comprendre, résume Thomas Franck, l'un de ces jeunes chroniqueurs américains devenus militants, c'est comment les Américains finissent par voter contre leurs intérêts économiques et sociaux simplement parce qu'on agite devant eux des questions de société intimidantes». La droite, distancée en matière d'efficacité économique et de politique étrangère par la «gauche» conservatrice, a regagné en vingt ans la bataille des mots, des valeurs, des slogans existentiels grâce à une stratégie imparable: pression des «think-tanks », infiltration des médias, best-sellers bien-pensants, contre-révolution culturelle sur les campus universitaires. Par-delà l'élection du 2 novembre, c'est sur ce terrain-là que Bush tente de reprendre l'avantage et c'est cette guerre-là qu'il veut gagner.
« La machine Bush », Philippe Boulet-Gercourt, Ed. Grasset, septembre 2004, 270 pages