«Les mots du bled» de Dominique Caubet : questions de langue
Spécialiste de l’Arabe maghrébin, Dominique Caubet est allée interroger treize personnalités de la scène franco-maghrébine sur l’usage qu’elles font de leurs langues. Compte-rendu d’enquête dans Les Mots du bled, passionnante mine
LE MATIN
28 Octobre 2004
À 16:06
Militants d’un statut pour les langues non reconnues. C’est ainsi qu’apparaissent les treize personnalités de la scène franco-maghrébine interrogées dans Les mots du bled. Une ambitieuse enquête menée par Dominique Caubet, professeur d’Arabe maghrébin aux Langues O’ à Paris et directrice du CREAM (Centre de Recherche et d’Etude sur l’Arabe maghrébin). Ces créateurs, en majorité algériens, utilisent un panaché de darija (mélange d’arabe classique, d’arabe marocain, tunisien, algérien, de berbère et de kabyle), et de Français. Une langue nouvelle, métisse, vivante et modulable, qui, fuyant les vieux débats sur le Français de Molière et des colons et l’Arabe classique pur sacré et obligatoire, s’impose comme un mode d’expression libéré des pesanteurs du passé. “ Quand les artistes utilisent les langues du quotidien ou les discours mélangés dans leur création, ils apportent à des langues sans statut (arabe maghrébin et berbère), et à des pratiques réprouvées (les mélanges), une forme de re-légitimation et de valorisation. C’est en quoi ils sont subversifs ! ”, affirme Dominique Caubet.
Selon le dramaturge marocain Youssef Fadel, la darija brise un tabou et un consensus arabe et répond à un besoin : “ Les sentiments que porte le théâtre, tu ne peux pas les exprimer en arabe classique, c’est impossible ”, affirme t-il, reconnaissant également que si les gens rient au cinéma ou au théâtre aujourd’hui, c’est “ parce qu’ils ne se sont jamais entendus sur scène ou à l’écran ”. La plupart des artistes regroupés dans cet ouvrage sont des enfants des années soixante-dix et, à ce titre, ils se reconnaissent comme des “ analphabètes bilingues ”. D’où l’apparition d’une “ langue du Système D ” venue ni de l’école ni de la maison, mais développée contre “ l’establishment linguistique ”. Une langue de réaction finalement, mais aussi “ une manière de se retrouver, de faire exister un langage avec des bribes de mémoire, avec des mots éparpillés ”, d’après le chanteur Rachid Taha. Rencontre entre les langues maternelles et les parlers d’aujourd’hui, la darija tient la main à une volonté de faire de l’art avec une langue que tout le monde comprend. Pour rapprocher l’art des gens mais aussi pour rapprocher les gens du théâtre et de la poésie contemporaine. Homme de théâtre tunisien, Fadhel Jaïbi ne dit pas autre chose quand il évoque son orientation vers un théâtre “ roturier, de tous les jours, délibérément tourné vers nos contemporains, à partir de leurs lubies, de leurs fantasmes, de leur vécu… en puisant dans le parler, les légendes et la mythologie locale ”. Sûr que les jeunes maghrébins d’aujourd’hui se sentent plus proches de cette langue là.
“ Le mélange des trois langues, c’est Ma langue ”
Du fait, notamment, des difficultés de transcription qui touchent la darija, le français n’est pas en reste. “ C’est une grande souffrance de créer en darija ”, s’exclame le Marocain Youssef Fadel. Le passage à l’écrit paraît expliquer, pour beaucoup, le maintien de l’arabe classique et surtout du français dans le travail de création. Mais à force de vivre à cheval sur deux continents, d’exercer en France et de jouer aussi pour le Maghreb, ces artistes se doivent aussi de composer avec le multilinguisme qui les constitue. “ Je m’amuse tellement avec ces langues (dialectal, kabyle, français) pour les valoriser. Je leur donne de l’amour, puisqu’elles sont méprisées, je fais apparaître leur sensualité ”, témoigne l’humoriste algérien Fellag qui souhaite casser le carcan de la langue unique. “ J’avais besoin de maîtriser la langue française pour acquérir la liberté et la fluidité qui me permettent de faire une place aux deux autres ” (darija et kabyle), explique-t-il. “ Le mélange des trois langues, c’est Ma langue ”.
Bilingues, trilingues, multilingues ou inventeurs d’une langue nouvelle, les personnalités interrogées par Dominique Caubet semblent toutes habiter le même laboratoire méditerranéen. “ En fait, ce livre est le prolongement d’un séminaire mis en place en 1995 à l’INALCO (Langues’O) sur le thème de “ La création contemporaine en langues maternelles au Maghreb ”. L’idée était venue du besoin de s’attaquer à la langue de bois qui n’est jamais bien loin dès que l’on parle d’arabe, en démontant dans les faits quelques idées reçues concernant les langues du Maghreb ”, annonce la chercheuse en préambule. La grande qualité de son étude repose sur la variété, la richesse et le franc-parler des entretiens, mais sa faiblesse tient à la mise en forme. Premier problème : chaque interview ne s’en tient pas à la problématique posée. Entre la présentation et la multiplicité des questions, l’enquêtrice va donc se perdre dans l’actualité des artistes et leurs parcours. Un mal pour un bien puisque cela permet de mettre en valeur la création franco-maghrébine contemporaine et de revenir sur des points essentiels de l’histoire de l’art récente comme l’arabisation (“ arabétisation ” selon le chanteur Bâziz), l’absence de structures et de tradition autour du théâtre au Maroc, ou les modulations occidentales de la musique raï. Reste que ces parenthèses ont tendance à brouiller le propos en cassant la question fil rouge : quelle(s) langue(s) utilisez-vous, pourquoi, comment ? Le déroulé des questions est souvent mal conduit. Elles sautent d’un sujet à l’autre, suivant facilement le flot d’une conversation certes passionnante mais déstructurée, sans chercher à reconstruire un équilibre dans les réponses. Sans compter des passages intempestifs du vouvoiement au tutoiement, des erreurs d’impressions non corrigées, des hors-sujets, des flottements dans l’expression…
Le plus étonnant, c’est le décalage entre le professionnalisme de cette étude et l’amateurisme du compte-rendu. Il en résulte une certaine frustration : une mise en forme soignée avec rapprochements ou analyses croisées entre les entretiens aurait décuplée la portée de l’ouvrage. Sans compter que cette question de la langue, des langues utilisées par les créateurs, va bien au-delà de la matière artistique : elle est constitutive de leur identité.
Les mots du bled de Dominique Caubet, Ed. L’Harmattan, 242 p.