«Origines» d’Amin Maâlouf : une odyssée familiale
«Origines» , édité chez Grasset, est le dernier livre de l’auteur de «Les Identités meurtrières» , «Léon l’Africain» et d’autres chefs-d’œuvre de la littérature humaniste, qui chante le nomadisme des cultures et le croiseme
LE MATIN
29 Avril 2004
À 15:31
Une véritable odyssée, dont les personnages, des hommes et des femmes, qui ont réellement existé et ont fait partie de l’une des grandes familles chrétiennes du Mont Liban, alors, sous domination Othomane et dont les origines se perdent dans l’obscurité des siècles. Beaucoup de ses membres, dont la famille de l’auteur, sont restés au Liban, d’autres, des oncles, des tantes, des cousins et cousines ont émigré en Amérique, au Cuba, en Egypte, au Soudan ou en Australie.
D’où le titre du livre, «Origines» qui évoque la mobilité, l’incertitude des chemins et des aboutissements et qui diffère du terme racines souvent usité pour évoquer l’appartenance familiale, culturel ou ethnique: «…Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres ; elles retiennent l’arbre captif dès la naissance(…)
Les arbres doivent se résigner, ils ont besoin de leurs racines; les hommes pas(…)
A l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences.
Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement ; avant le premier tournant, là derrière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’ à chaque croisement se sont jointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines».
On reconnaît là, une idée force développée par Maalouf dans son livre «Les Identités meurtrières», selon laquelle nos identités sont multiples et se croisent pour ne former qu’une seule humanité, dont la seule richesse réside dans sa diversité.
Ce n’est, sans doute, pas par hasard, et certainement pas pour le simple plaisir de remonter le temps et le fil de son ascendance, qu’Amin Maâlouf s’est attelé à l’écriture d’ « Origines ». Certes, la curiosité de tout connaître sur certains membres de sa famille a été quelque peu à l’origine de sa démarche, autant que le désir de les tirer de l’oubli qui a fini par les envelopper ; tout particulièrement son grand-père, poète humaniste , grand orateur moderniste et fondateur d’école, mais il avait sans doute à cœur de réaffirmer, également, son idée au sujet de l’identité développée ailleurs, et sa fascination pour les gens du voyage et de la mobilité. Plus exactement, « Origines » était à ce propos une aubaine pour conforter ses idées, leur donner force et consistance.
Lui-même, originaire d’une famille chrétienne du Liban, dont une grand-mère d’origine turque ; certains membres, catholiques au départ, puis convertis au protestantisme. Il vit, présentement, en France, dont il aime à dire qu’elle est sa « patrie d’adoption », tandis que les autres membres de sa famille se sont implantés, soit aux Etats-Unis, soit en Australie, il écrira à ce propos : « Je n’ai jamais éprouvé de véritable appartenance religieuse – ou alors plusieurs, inconciliables ; et je n’ai jamais ressenti, non plus, une adhésion totale à une nation, tant il est vrai, que là encore, je n’en ai pas qu’une seule. En revanche, je m’identifie, aisément, à l’aventure de ma vaste famille, sous tous les cieux ».
C’est au hasard d’une discussion avec un ami espagnol, ancien diplomate au Cuba, que sa curiosité fut éveillée pour ce qui reste de la famille de l’un de ses grands oncles paternels émigrés dans ce pays au début du 20e siècle.
Il a fallu, cependant, qu’il reçoit de sa mère, quelques vieilles lettres appartenant à son grand-père, puis toute une valise de documents, essentiellement des lettres, dont la plus vieille remonte à 1889, pour que la simple curiosité se transforme en projet : celui de retracer l’histoire de sa famille à partir du milieu du 19e siècle, à partir de ces documents précieux et abondants.
Tout y était en effet, des correspondances de son grand-père avec ses frères, des notes, des poèmes, des documents comptables, des articles de presse, tout ce qu’il fallait pour restituer l’histoire des siens à partir d’un arrière grand-père du milieu du 19e siècle.
L’entreprise de Maâlouf n’est, cependant, pas originale dans sa famille. Un autre auteur avait déjà retracé l’histoire séculaire des Maâlouf jusqu’au début du 20e siècle . Il lui sera d’une grande utilité pour reconduire l’entreprise.
Tout commence par l’ancêtre Tanous, agriculteur de son état, qui ne fait pas de grandes études mais qui, en revanche, se marie de manière peu orthodoxe, par amour.
Mais c’est son fils, Botros, qui se montre encore plus original. Inconformiste, peu porté à la croyance religieuse, moderniste intraitable qui ne couvre jamais la tête comme le veut la coutume et la bienséance, il aggrave son cas aux yeux des villageois, en persistant dans son célibat jusqu’à l’âge de 44 ans. Autrement, c’est un poète, un orateur et un partisan de l’école mixte où garçons et filles partagent les mêmes classes. Nous sommes en 1912. Le Liban n’existe pas encore, sinon comme petit département de l’empire Othoman, l’homme malade de l’époque qu’on commence déjà à désespérer si jamais un jour il soit un jour rétabli. L’Occident industriel, libéral et agressif se fait de plus en plus pressant et partout dans l’empire des hommes, subitement informés sur la menace qui les guette, se demande comment l’Orient en est arrivé là. Botros était de ceux-là .
C’est pourquoi, il refusait de quitter son pays pour émigrer ailleurs, comme c’était le cas pour beaucoup de syro-libanais de l’époque. Botros était convaincu qu’il suffisait de généraliser l’instruction et d’adopter les sciences et le savoir des Occidentaux et surtout leurs méthodes de travail pour les égaler, sinon les surpasser. Il attendra jusqu’à sa mort. Entre temps, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à la renaissance de l’empire .
Il ouvre des écoles, écrit dans les journaux, compose des poèmes exaltant le progrès et la modernité, et exaltant les idéaux des Jeunes Turcs. On connaît la suite. L’empire n’a pas pu survivre à ses convulsions, exception faite de la Turquie kémaliste, le reste de l’Orient est tombé dans la dépendance des puissances étrangères. La déception du grand-père n’en fut que plus grande.
A l’opposé de Botros, son frère Gebrayel, lui n’a jamais eu d’autres rêves que celui, beaucoup plus prosaïque, que partage le commun des mortels : bien vivre autant que faire se peut, là où il est possible de le faire. Il émigre d’abord aux Etats-Unis comme beaucoup d’autres l’ont fait dès le début du siècle, puis s’installe définitivement à la Havane au Cuba où il fait fortune, se lie d’amitié avec les grandes figures du pays avant de mourir dans un accident de voiture dans des conditions brutales.
Il aura cependant le temps de fonder une famille dont Amin Maâlouf rencontrera l’un des membres quelques décennies plus tard.
D’autres personnages, tout aussi admirables, surgissent de cette fresque où chaque parole, chaque événement est validé par des documents authentiques que l’auteur a vérifiés auprès des survivants.
On peut lire ce livre comme un roman, un roman vrai et de surcroît un roman de la dimension des grands.
On peut le lire comme une somme de petites histoires, celles d’une partie la communauté chrétienne du Mont Liban, qui éclaire la grande Histoire, celle d’une partie de l’empire Othoman et la difficulté pour lui de survivre aux assauts de la modernité.
On peut également le lire pour le plaisir du texte, un texte brodé par un grand écrivain à qui on doit des textes de valeur dont « Léon l’Africain », « Les Croisades vues par les Arabes », « Samarcande », ou « Les Jardins de Lumière » entre autres chefs-d’œuvre de la littérature humaniste.
«Origines», Amin Maâlouf,
Ed. Grasset, février 2004, 494 p.