Podium, Yann Moix, Grasset, 387 p. : une chanson populaire
Qui aurait cru que Claude François compterait aujourd'hui tant de sosies ? Ce n'est plus une filière mais une véritable corporation dans laquelle Bernard Frédéric fait figure d'outsider. Ce personnage exaspérant de drôlerie animé par Yann Moix pourrait bi
LE MATIN
19 Mars 2004
À 18:44
Depuis sa mort prématurée dans sa baignoire le 11 mars 1978, Claude François est passé du statut de vedette populaire à celui d'icône hexagonale. Qui ne s'est pas, même parmi les anti-yéyé, trémoussé avec nostalgie sur les joyeuses arabesques de «Alexandrie, Alexandra», épanché le regard perdu en fredonnant «Comme d'habitude», pour repartir en entrechats sur «Un lundi au soleil» ? Si Cloclo est devenu l'Elvis Presley français, nous apprend le romancier Yann Moix, c'est moins pour ses titres indémodables que pour l'insoupçonnable travail de mémoire engagé par ses fans.
Et dans « fans », entendre «fanatiques». Car depuis vingt-cinq ans, Claude François n'est plus seulement un mythe mais aussi un métier. Département : Arts et spectacle, catégorie « sosie », soit : « personne qui présente une certaine ressemblance avec une autre». On n'imagine pas le nombre d'imitateurs qui font profession de sosie. On n'imagine pas non plus le nombre de sosies qui ont choisi la filière Claude François. Plus qu'un corps de métier, c'est une véritable corporation avec sa direction officielle (le C.L.O.C.L.O : Comité Légal d'Officialisation des Clones et des Sosies), son Centre d'Etudes Claudiennes, son calendrier particulier (calendrier claudien), son annuaire spécialisé (Who's Claude), son lieu de pèlerinage (Le Moulin de Dannemois, ancienne propriété de Claude), ses codes, ses rituels, ses dissidents. Un ensemble de professionnels pas très compétitifs mais très en compétition pour incarner «le meilleur Claude François ».
Ppas un Claude, un cloneP
«Quand j'ai débuté dans Claude François, la profession était déjà saturée. Il n'y avait pas une ville en France, pas un village, pas un bourg, pas un lieu dit, pas un mas qui n'ait son Cloclo» rapporte Jean-Baptiste Cousseau alias Couscous. Lui, il a «exercé» Claude François un temps. Il a même formé un autre Claude François. Et puis l'élève dépassant le maître, Couscous a changé de filière et s'est reconverti en D. Jérôme, sosie de C. Jérôme.
Le nouveau venu surdoué ? Bernard Frédéric de son vrai nom, Nanard pour les intimes. Pas un Claude François comme les autres, paraît-il. D'après Couscous, «il avait le feu sacré». «Bernard était absolument persuadé qu'il ferait régner la parole de Claude François dans un monde gouverné par Florent Pagny, Patricia Kaas et Marc Lavoine». Nanard avait de l'entraînement : enfant de la Dass, il s'était habillé en Claude François dès son plus jeune âge, incrustant dans l'image du chanteur celle d'un père imaginaire. Même à l'armée, après son CAP pâtisserie, Nanard continuait, en treillis, à répéter les chorégraphies de l'idole. « Claude François a été Claude François dès sa naissance: moi, il a fallu que je travaille comme un malade pour rattraper mon retard» répète t-il à l'envi. A la force du poignet, il s'est offert une solide réputation. «Un bon Claude François est possédé par Claude François sur scène, il entre dans une sorte de transe durant laquelle il échange sa personnalité contre celle de Claude. Le mauvais Claude François complique, embellit, fait des variations : ses chorégraphies sont pleines d'erreurs et de contresens », précise Couscous.
Certes, Bernard Frédéric est bien loin d'être aussi savant que cet encyclopédiste de Couscous. Incapable de se livrer à une analyse musicologique d'un des morceaux de l'idole, Bernard connaît mieux ses dates, la silhouette des Claudettes, la marques des bottines de la star, ce qu'elle portait à tel concert, jusqu'à ce qu'elle prenait au petit déjeuner. Préférant avec arrogance le statut de Claude François free-lance, Bernard a toujours snobé l'examen de sosie officiel : «J'ai Claudé en hors piste depuis des années». Mais Couscous, qui connaît la question mieux que personne, est sans hésitation : avant de décrocher, Bernard était le meilleur Claude. «Ce n'était pas sur scène que Nanard ressemblait le plus à Claude, mais dans cette souffrance quotidienne, la peur de l'abandon, la jalousie, la maladie, l'angoisse, les colères, la possessivité en amour et la peur de mourir». Plus qu'un sosie, mieux qu'un sosie, Bernard Frédéric s'était institué clone du chanteur. Au point d'affirmer : «Ce que je préfère en moi c'est Claude».
PFoire aux aspergesP
De podiums Paul Ricard en foires aux asperges, Nanard et Couscous ont eu leurs heures de gloire : Intermarché de Jargeau en 91, Speedy de Fleury-les-Aubrais en 93, Shopi de Garches en 94... Autant de galas et tournées qui ont pris tragiquement fin en 94 sous le coup d'un ultimatum de Véro. La femme de Bernard, accessoirement sœur de Couscous, avait été assez radicale : ou bien Bernard arrête Claude François pour s'offrir une vraie personnalité et un vrai métier, ou elle le quitte. Ce fut le début des «années vinaigrettes» (expression de Cloclo désignant ces périodes de vache maigre où il ne se nourrissait que de mouillettes trempées dans la vinaigrette). Vidé de Claude, Bernard a laissé fleurir tout son «vrai lui », égocentrique, colérique, homophobe, ringard à tomber et radin comme pas un. En un mot : insupportable. Mais «incapable de faire du mal à une mouche» d'après Couscous qui ne retient qu'une chose : «sa folie mettait de l'ambiance dans un monde d'agents d'assurance et de notaire où chaque geste est millimétré, chaque parole mesurée». La particularité de Bernard, c'est d'avoir en plus un langage bien à lui. Bernard dit «homossessuel», «passque », insère des mots d'anglais en sandwich dans une phrase française pour faire showbiz («Je veux du très très grand together»), fait dans le «je suis gentil » et surtout pas dans le «je prends de la coke».
Bernard, c'est le roi de la démesure, tellement intoxiqué à Claude qu'après cette période de cinq ans d'abstinence, il replonge. Objectif : la Cérémonie des Sosies. Et c'est reparti pour les cours de remise à niveau, la formation de nouvelles Bernadettes (Claudettes de Bernard), la révision des chorégraphies. L'enjeu a gonflé, il s'agit de retrouver l'âme de Claude dans une époque gouvernée par Loft Story, la Star'Ac, Sardou, Johnny et tout le «branchouillage accordéon»...
PUn jeu de piste Claude FrançoisP
Seuls les supers spécialistes pourront vérifier l'exactitude des références amoncelées par Yann Moix dans Podium. Presque plus une encyclopédie monomaniaque qu'un roman: souci extrême du détail distillé à chaque page, cinquante pages de documents en annexes... L'avantage, c'est que Yann Moix groupe les anecdotes en paragraphes thématiques qu'il mêle au récit, comme s'il orchestrait un fantastique jeu de l'oie Claude François.
Ce n'est pas de la grande littérature mais c'est incontestablement inventif, plein d'humour, d'ironie et de trouvailles langagières. Avec un peu de cette poésie amère qu'on dirait émanée des stands d'auto-tamponneuse. Car la vie de sosies a son endroit paillettes et sa doublure glauque, très «fin de soirée». Voir les éclairs de conscience compilés par Couscous : «Nous sommes des presque», « Nous avons nos fans mais ce sont d'abord les leurs», «Nous sommes toujours en retard par rapport à nos maîtres», «Emprisonnés dans un autre, nous sommes des morts-vivants. Nous sommes les zombies du showbiz », destinés à «vieillir dans le corps d'un autre», sans rien laisser sur terre. Avec Bernard Frédéric, Yann Moix a trouvé un personnage, un vrai, avec son «parler» et sa philosophie «to enjoy». Mais, dans sa chanson populaire, Yann Moix a également réussi à faire glisser la larme des saltimbanques qui, entre le pathétique et le ridicule, s'épuisent à jouer des numéros «has been». Un peu pour le public, et beaucoup pour eux.
La Cloclo attitude
En adaptant lui-même son propre roman, Yann Moix a réalisé un rêve : faire un film sur la grande vague des sosies de Claude François. Dans le rôle titre, il avait prévu Benoît Poelvoorde. Lequel, s'il ressemble autant à Cloclo que n'importe qui, se livre à un one man show complètement débridé. Le comédien belge tient le film à lui tout seul, volant triomphalement la vedette à la star yéyé.
Une fois n'est pas coutume au pays des adaptations, c'est le film qui a inspiré le livre. Ou plus exactement, le scénario. Fasciné par les phénomènes d'idolâtrie, Yann Moix ruminait déjà depuis quelques temps une idée de long métrage autour des sosies de Claude François. Les producteurs ne se décidant pas à financer son projet, Yann Moix en a tiré un roman. «Le film a été écrit à la virgule près pour Benoît Poelvoorde, et pour être sûr qu'il accepte de le faire, j'ai écrit le roman, histoire d'aiguiser sa curiosité et son envie.
C'est un peu tordu, mais c'est la genèse exacte». Usages peu fréquents pour une opération pas banale, puisque Yann Moix s'est finalement adapté lui-même, dans un sens et puis dans l'autre, épuisant, à l'écran comme à l'écrit, la foule d'idées qu'il avait sur le sujet. Dans le roman, il s'était occupé du phénomène des sosies. Dans le film, cette analyse quasi sociétale disparaît au profit du portrait de l'un d'entre eux, Bernard Frédéric.
Benoît Poelvoorde jouant Bernard Frédéric jouant Claude François : il n'y avait plus de place devant la caméra que pour un numéro d'acteur.
Et Benoît Poelvoorde de s'y livrer tout entier avec cette fantastique énergie désopilante et grinçante qu'on lui connaît depuis C'est arrivé près de chez vous. Trois mois de cours de chants et de danse intensifs, (il partait du niveau « boîte de nuit »), Jean-Paul Rouve (Couscous) pour lui donner la réplique (en coatch imitant Michel Polanareff avec frisotis et lunettes blanches king size) et le comédien belge pouvait monter sur scène pour un nouveau show d'illuminé notoire. Aux antipodes de lui-même ? Voire.
On découvre Bernard Frédéric « à jeun », dans une maison témoin au cœur d'une banlieue factice où il s'ennuie ferme, laissant sa Véro (Julie Depardieu) et leur charmant bambin pour aller jouer au banquier tous les matins. Bernard a beau essayer de donner le change, son seul moment d'excitation dans cette vie quadrillée consiste à épuiser, une fois de temps en temps, la « formule à volonté » d'un restaurant bon marché.
Il vit sans passion, comptant ses sous, qu'il n'a pas. Et puis une nuit, le téléphone sonne, ou pleure c'est selon. Claude François soi-même à l'appareil… Rêve ou cauchemar ? Précisément le jour où Couscous, son ancien associé qu'il n'avait pas revu depuis des années, lui propose de tirer son costume paillettes de la cave pour participer à la Nuit des sosies. Prétextant que l'affaire rapporterait de quoi vivre confortablement, Bernard replonge avec la ferveur des types restés en manque trop longtemps. Mais Véro, décidément rétive à Cloclo, organise la résistance à grand renfort de Julien Clerc. Et Bernard devra choisir entre son amour et son idole, une victoire amoureuse et son rêve de toujours.
Revival ou enterrement ?
L'intrigue conjugale, très en retrait dans le roman, devient le sujet central du film. Comme si Yann Moix s'était « hollywoodisé » pour l'occasion (ou les producteurs au motif que rien n'oblige Bernard Frédéric à finir comme celui qu'il incarne).
Hormis le conflit musical -Cloclo contre Juju, « Alexandrie» contre « Ma préférence à moi », réjouissant ressort comique -, on ne peut que déplorer cette métamorphose de la satyre sociale en bleuette à la gloire du couple. Podium y perd tout son mordant. Tout le topo de Yann Moix sur la vocation, la célébrité, les problèmes d'identité, voire les dérives psychomaniaques des sosies dans le livre Podium restent en coulisses dans le film. Ou surgissent par flash sous forme de messages ultra subliminaux (il ne serait pas un peu dingue ce type ? Mais qu'importe, il est tellement drôle). Pour faire passer le sucre et retrouver un peu d'acidité, le romancier devenu réalisateur s'est dépassé en costumes 70's, banlieues dortoirs, parking huileux, cantines à bas prix, bernadettes nunuches à souhait. Mixant allègrement l'ensemble avec des images d'archives arrosés d'un medley Cloclo soigné.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on assiste moins à un revival qu'à un enterrement, tellement Bernard Frédéric via Claude François fleure les paillettes poussiéreuses, le sourire coi des blagues rances et le type définitivement en perte de vitesse. En arrêt sur image, on pourrait croire à un soirée déguisée bas de gamme : moumoutes sur la tête, costumes pas repassés, maquillage dépassés, Bernadettes en plastiques, colonie de pauvres types jouant aux stars avec la prestance d'éléphants en tutus. Grâce soit rendue à Benoît Poelvoorde qui, hystérique en position second degré, cavale et se déchaîne de répliques explosives en réparties corrosives, avec l'exultation de ceux qui s'y croient complètement.
Tour à tour débridé, déluré, déprimant, exaspérant, hilarant ou absolument jubilatoire, il réussit à faire exister plus que son personnage, le film tout entier. « Johnny Hallyday au stade de France, à côté, c'est un Playmobile dans un évier. » C'est rien de le dire. Et encore, « Its'hard to believe », mais peut-être bien qu'il se retenait.
Film français de Yann Moix, avec Benoît Poelvoorde, Jean-Paul Rouve, Julie Depardieu, Dominique Besnehard, Marie Guillard.