Procès de neuf inculpés : le tribunal spécial pour les crimes de guerre en Sierra Leone ouvre ses portes
Le tribunal spécial pour les crimes de guerre en Sierra Leone ouvre officiellement ses portes à Freetown mercredi pour préparer la tenue du procès de neuf inculpés détenus pour des atrocités commises durant dix ans de guerre civile.
>
Mais, en l’absence des principaux protagonistes - morts ou en fuite - du conflit qui a ravagé ce petit pays d’Afrique de l’ouest de 1991 à 2001, certains s’interrogent déjà sur la légitimité et l’action de cette cour.
«L’avenir du tribunal lui-même dépend essentiellement de la crédibilité que l’opinion publique lui accordera, en constatant que ceux qui ont déclenché la guerre sont morts ou absents», affirme Suleiman Tejan-Sie, avocat défendant l’ancien ministre sierra-léonais de l’Intérieur et chef de la milice pro-gouvernementale des chasseurs traditionnels Kamajor.
Sur les treize personnes inculpées initialement «pour leur très grande responsabilité» dans les atrocités commises durant la guerre civile, neuf sont actuellement en détention dans les bâtiments, encore à moitié en travaux, qui abritent le tribunal, au sommet d’une des collines de Freetown.
Deux sont morts: l’ancien chef de la rébellion du RUF (Front révolutionnaire uni) Foday Sankoh et son tristement célèbre lieutenant Sam Bockarie, maître d’oeuvre de la campagne de terreur qui a provoqué la mort de 100 à 200.000 civils et laissé plusieurs milliers d’amputés.
Johnny Paul Koroma, ancien chef d’une junte de soldats renégats de l’armée sierra-léonaise (Conseil révolutionnaire des forces armées, AFRC) qui avait renversé le président Ahmad Tejan Kabbah en 1997, a pris la fuite en janvier 2003.
Quant à l’ex-président libérien Charles Taylor, accusé d’avoir déclenché et financé la rébellion du RUF et sous le coup d’un mandat d’arrêt international, il est en exil au Nigeria depuis août dernier après avoir quitté le pouvoir sous la pression conjuguée de la communauté internationale et des deux mouvements rebelles qui combattaient son régime.
A l’aune des atrocités qui ont marqué la guerre civile, Hinga Norman devrait être la seule personnalité sur le banc des accusés le jour du procès, dont la date n’a pas encore été fixée.
L’inculpation de M. Norman, considéré par de nombreux sierra-léonais comme un héros national ayant contribué à libérer le pays des griffes du RUF, a suscité de nombreuses critiques, y compris en dehors de Sierra Leone. Le procès vise «à poursuivre en justice à la fois les vainqueurs et les vaincus», a estimé Me Tejan-Sie. Les autres détenus, notamment trois lieutenants de Johnny Paul Koroma et trois du RUF, font à côté de lui figure de «seconds couteaux».
Le tribunal spécial de Freetown a été créé en janvier 2002 à la suite d’un accord entre le gouvernement sierra-léonais et l’ONU, le premier du genre.
A l’inverse du tribunal de Nuremberg chargé de juger les crimes du régime nazi, il est du ressort de la justice civile. Et contrairement aux tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, il a été créé avec l’accord de l’Etat concerné et sur son territoire national. Le statut du tribunal prévoit d’ailleurs qu’il est placé en dehors de la juridiction de l’ONU et qu’il est dirigé par les pays s’étant engagés volontairement à le financer pour un mandat de trois ans.
Si d’éventuels appels prolongeaient la procédure au-delà de 2005, la cour pourrait alors être reconstituée sous une autre forme. «Le tribunal spécial ne joue pas contre la montre», a souligné son porte-parole Peter Andersen. L’organisation de défense des Droits de l’homme Human Rights Watch a cependant averti que les donateurs, les Etats-Unis et l’ancienne puissance coloniale britannique en tête, n’avaient pas tenu toutes leurs promesses de financement du tribunal, doté en théorie d’un budget de 71,5 millions de dollars pour trois ans.
La guerre civile de 1991 à 2001
La guerre civile en Sierra Leone (1991-2001), déclenchée par la rébellion du Front révolutionnaire uni (RUF), a été l’une des plus atroces de l’histoire récente du continent africain, avec 200.000 morts et plusieurs dizaines de milliers de civils délibérément mutilés.
Les rebelles ont été accusés des pires exactions, mais toutes les parties au conflit ont été impliquées dans les atrocités. Amputations, auxquelles la plupart des victimes n’ont pas survécu faute de soins, viols systématiques, enlèvements, recrutements forcés dans les forces combattantes, notamment d’enfants.
La guerre civile était une émanation de celle conduite au Liberia voisin depuis décembre 1989 par Charles Taylor. L’ancien chef de guerre élu à la présidence en 1997, qui a dû quitter le pouvoir en août 2003 et partir en exil au Nigeria, a été accusé par l’Onu d’alimenter le conflit en Sierra Leone, en profitant personnellement du trafic d’armes et de diamants avec les rebelles.
Le 23 mars 1991, la guerre commence avec une attaque d’un poste-frontière du district de Kailahun (est), frontalier du Liberia. Quelques jours plus tard, une attaque sur Pujehun (sud) plonge le pays dans le conflit.
Le gouvernement accuse Taylor, à l’époque chef rebelle du Front national patriotique du Liberia (NPFL) d’en être à l’origine. Foday Sankoh, un ancien caporal de l’armée, qui combattait alors dans les rangs du NPFL, affirme mener les combats à la tête du RUF.
Au cours des premiers mois de 1993, le RUF, chassé de la plupart de ses positions, se replie dans l’extrême est et dans le sud. En 1994, la guérilla lance des raids éclairs - embuscades, pillages et attaques d’installations industrielles ou agricoles - jusque dans le centre et le nord et procède à des enlèvements d’étrangers.
Après huit mois de négociations en Côte d’Ivoire, Sankoh signe en 1996 un accord de paix avec le gouvernement légitimement élu. Mais l’accord ne sera jamais appliqué.
En janvier 1999, le RUF et ses alliés d’une ex-junte militaire lancent un assaut sur Freetown, occupée plus de trois semaines au prix de milliers de morts.
La signature d’un accord de paix avec le RUF en juillet 1999, puis la mise en place en octobre d’une Mission des Nations unies, la Minusil, ne ramènent qu’un calme précaire. Des centaines de Casques bleus, qui tentaient de se déployer dans les zones diamantifères, sont ainsi pris en otages en mai 2000 pendant deux mois par les rebelles.
En janvier 2002, la fin de la guerre est déclarée officiellement et le gouvernement et l’Onu signent un accord sur la création d’un tribunal spécial pour juger les responsables des atrocités, certaines des «pires violations des droits de l’Homme dans le monde», selon l’ONG Human Rights Watch.
En mai 2002, Ahmad Tejan Kabbah est réélu lors des premières élections générales depuis le début de la guerre.
Une Commission vérité et réconciliation (TRC), inspirée du modèle sud-africain, a été également désignée. Mais elle n’aura pas le pouvoir d’accorder des amnisties ou de collaborer avec le tribunal spécial de l’Onu.