«Slim, les femmes, la mort…» de Bahaa Trabelsi : le sacre de la médiocrité
LE MATIN
08 Juillet 2004
À 16:24
Slim et les femmes… Slim et le journalisme… Slim et la mort… Dans son dernier roman, Bahaa Trabelsi «met en scène» plus qu'elle ne narre les mornes péripéties d'un personnage qu'elle a voulu désespérément banal, fondant dans la masse de milliers d'alcooliques angoissés et en mal de vivre. Le récit, commençant sur une note des plus anodines, jetant d'emblée le lecteur dans la mare des états d'âme «flous» de Slim, s'enchaîne de manière simple, rapide et extrêmement savante.
En effet, quoi de plus génial que de concevoir son livre à la manière d'une série télévisée, où se succéderaient des images d'individus évoluant dans un quotidien gris et insatisfaisant ? Cette dissection du roman en petits épisodes est plaisante et surtout très utile ; elle incite le lecteur à parcourir avidement les pages, sans se soucier d'autre chose que de savoir ce qui va se passer incessamment. Mais, si «Slim, les femmes, la mort…» a l'avantage d'être léger et attrayant, s'il est empreint de ce caractère humoristique qui fait le charme du style de Trabelsi, on ne pourrait toutefois pas s'empêcher de lui reprocher de traiter avec ce même esprit volage, un sujet qui ne s'y prête absolument pas.
Slim, l'homme raté par excellence, traînant péniblement ses décombres morales dans les bars infects de Casablanca et ne faisant que «survivre», selon l'expression de l'auteur, au milieu d'une société dans laquelle il a infiniment de peine à s'intégrer, est «raconté» sur un ton badin et suffisant ; certes, pour l'auteur, c'est un cas de figure qui, par son refus des canons de sa communauté –opposition très manifeste à l'extrémisme et mépris des milieux huppés, infestés d'hypocrites et de parvenus- n'est pas dénué de toute originalité. Slim présente surtout un caractère suffisamment problématique pour que l'écrivain songe à en faire la «vedette» malheureuse du récit.
Cependant, on croirait presque que Trabelsi écrit cette histoire pour le plaisir de présenter un alcoolique en proie à ses démons intérieurs et non pas pour disséquer en profondeur la sourde névrose qui l'empêche de couler une vie «normale», et qui n'a même pas le mérite de tenir de la névrose artistiques et productive. Idem pour les Femmes, que Slim collectionne et dans lesquelles il puise une énergie équivoque pour continuer à «vivoter». Conscientes de leur dépendance vis-à-vis de cet être vulnérable qu'elles «maternent», qu'elles enveloppent de tendresse et d'attention, elles affichent pour la plupart des mines défaites et souffrent aussi des paradoxes de la société.
Résumé : une BouthaÎna traînant des séquelles sociales difficilement remédiables –divorcée et mère d'une enfant-, simulant l'affranchissement mais n' «exorcisant» pas pour autant ses complexes dûs à une enfance malheureuse– père lointain, méprisant- ; une Ihsane voilée, que sa profonde piété et son engagement politique n'empêchent pas de fréquenter un ivrogne et de travailler dans un endroit très mal perçu (Le bar Abou Nouas) ; et enfin, dernière «femme» de Slim, Judith, juive Marocaine issue d'un milieu aisé, matérialiste et se complaisant dans son rôle de collectionneuse d'hommes.
En somme, ce sont-là des portraits reflétant assez les disparités sociales au Maroc et les problèmes de chaque classe prise séparément, mais le tout est tourné d'une manière si édulcorée qu'on peut sérieusement mettre en question la sincérité et l'implication de l'auteur dans son récit. Les «épisodes» ayant trait aux marches de Casablanca et de Rabat pour les droits de la femme, ainsi qu'aux attentats du 16 mai donnent également l'impression d'être à peine effleurés –pour la forme- «servis» de manière expéditive et débouchant sur des actions qui s'en éloignent absolument. Ils consacrent de ce fait le caractère saccadé du roman.
Les dernières pages, peignant allègrement les dérapages de Slim dans le journalisme et la mort «euphémisée» de Bouthaîna, signifiant surtout que «la vie continue, que Slim est toujours aussi médiocre, que c'est la nature des choses» achèvent de marquer le roman par le sceau d'une insouciance à peine déguisée. Il n'existe certainement aucune potion pour la véritable réussite d'un roman. Ce qu'il importe n'est pas tant d'écrire des récits revêtant un semblant de moralité et accrochant l'attention du lecteur par un style «digeste» et saupoudré à l'envi d'ébats sexuels –ça fait vendre énormément aussi-, mais d'imprégner l'œuvre de sa propre «griffe», d'une sensibilité, d'un esprit qui attisent vivement les émois et la raison du lecteur, de manière à ce que ce dernier sente profondément qu'il a entre les mains une œuvre digne de la postérité, et non pas un récit éphémère, tout juste bon à être dévoré à la hâte et à distraire pour des moments furtifs.
Slim, les femmes, la mort…
de Bahaa Trabelsi, Ed. Eddif, 190 p.