L'humain au centre de l'action future

«Tirs croisés, la laïcité à l'épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman» de Caroline Fourest et Fiammetta Venner : la conjuration des fanatismes

L'intégrisme religieux, n'est pas la maladie de la seule religion musulmane. C'est un fléau qui touche aussi bien l'Islam que le Christianisme ou le Judaïsme. C'est le credo que ne cesse de marteler les sociologue et journaliste, Caroline Fourest tout au

26 Février 2004 À 19:17

Vous êtes, avec votre collaboratrice Fiammetta Venner, à la tête de la revue Pro Choix. Voulez-vous nous en parler brièvement?

Pro Choix est une revue réunissant des journalistes, des chercheurs et des militants désireux d'écrire, d'informer et de sensibiliser sur tout ce qui concerne la défense des libertés individuelles, notamment, les droits des femmes, face aux menaces que font peser sur eux les idéologies racistes, dogmatiques ou intégristes. Nous l'avons en partie initié pour réagir et informer sur le retour en force des mouvements intégristes chrétiens en France, devenus très actifs par le biais de commandos anti-avortement depuis les années 90. Depuis, nous avons élargi notre horizon et nous tentons d'informer sur toutes les formes d'intégrisme, c'est-à-dire sur toute tentative d'instrumentaliser la politique au service d'un projet de société intégriste. A l'inverse, nous essayons d'encourager une réflexion Pro Choix, c'est-à-dire au respect des libertés de chacun dans un environnement social le plus égalitaire et le plus apaisé possible.

Je ne sais pas ce qui a «prédit» que le 21e siècle «sera religieux ou ne le sera pas». Ce qu'on voit c'est que la réalité a dépassé les prévisions, le siècle n'est pas seulement religieux, il s'enfonce de plus en plus dans la bigoterie. Qu'est-ce qui explique ce phénomène?

On assiste à un phénomène que Gilles Képel avait déjà décrit sous l'expression «La revanche de Dieu». À la fin des années 70, les intégristes des trois religions du Livre ont fait, chacun dans son coin, le même constat : après des années de libération jugée «décadente» par ces groupes, ils ont souhaité reprendre le chemin de la reconquête politique pour réimposer les valeurs religieuses. Leurs premiers succès sont arrivés quasiment en même temps. En 1977, pour la première fois, un parti religieux ultra orthodoxe juif empêche le parti travailliste de conserver le pouvoir au profit du Likoud en Israël. Deux ans plus tard, 1979 est placée sous le sceau d'une double actualité. Tout le monde se souvient qu'il s'agit de l'accession au pouvoir de l'Ayatollah Khomeiny... On a moins parlé d'un autre événement qui allait, lui aussi avoir des conséquences sur l'avenir du monde: 1979 est aussi l'année où des intégristes chrétiens américains pactisent avec l'aile dure du parti républicain en vue de fonder la droite religieuse américaine. C'est un réseau très puissant, composé de centaines d'associations extrêmement bien financées et dont l'emprise sur la vie politique américaine ne s'est plus démentie. Une force avec laquelle aucun candidat républicain ne peut prétendre ignorer, surtout pas Georges W. Bush qui est lui même un fondamentaliste chrétien.

Dans votre livre vous soutenez que l'Islam n'est pas la seule religion génératrice d'intégrisme et de violence, mais c'est un lieu commun à toutes les religions, chrétienne et judaïque notamment, vous dites, que les intégristes de tous bords ont les mêmes attitudes envers la sexualité, les femmes, la liberté individuelle.

«Tirs Croisés» est un peu une réponse à tous ceux qui pensent que l'Islam a le monopole du fanatisme. Plutôt spécialistes de l'intégrisme chrétien, nous avons cherché à comprendre pourquoi, malgré des discours extrêmement proches, l'intégrisme musulman donnait le sentiment d'être beaucoup plus dangereux que l'intégrisme juif ou chrétien. Le seul moyen de prendre un peu de recul par rapport à l'actualité, notamment par rapport au 11/09, nous paraissait être de comparer les discours mais aussi l'impact des intégristes juif, chrétien et musulman sur les droits des femmes, sur la sexualité, sur la culture, sur la politique et sur le terrorisme. Ce fût une recherche particulièrement éprouvante et longue mais, au bout du compte, nous avons le sentiment de pouvoir permettre aux autres de s'éclaircir les idées. Le premier constat, c'est que les intégristes des religions du Livre partagent indénaiblement le même goût pour la domination masculine, la même haine des libertés sexuelles, la même intolérance moraliste pour la culture, le même désir d'imposer leurs valeurs et leur lecture extremiste de la religion par le biais du politique, mais aussi le même fanatisme consistant à se dire prêt à tuer ou à mourir pour Dieu. Alors où se trouve la différence et pourquoi les Arabes et les Musulmans, qui sont les premiers à souffrir de l'intégrisme musulman doivent-ils faire preuve de plus de courage que n'importe quel résistant à l'intégrisme juif ou chrétien ? La réponse n'est pas à cherchee dans la nature de la religion mais dans la nature des contre-pouvoirs que rencontrent ou non ces trois intégrismes. Ces deux derniers évoluent dans des pays fortement démocratiques et sécularisés, leur impact est donc contenu à la fois par la justice laïque et par les actions de la société civile. Tandis qu'un grand nombre de pays arabo-musulmans, les résistants à l'intégrisme doivent à la fois se battre contre l'islamisme et contre l'autoritarisme d'Etat. Le bras de fer est perdu d'avance...

Vous dites que c'est la laïcité qui est la principale cible des intégristes. Vous ne pensez-vous pas que vous rétrécissiez un peu trop le champ de tir des intégristes car après tout, la France est le seul pays qui adopte le régime laïc à côté d'autres petits pays européens, contrairement à l'Angleterre, les Etats-Unis où croyances religieuses et politiques font bon ménage sans altérer la nature démocratique de ces pays?

La laïcité n'est pas un modèle de société occidentale, c'est une philosophie, un combat que mènent et partagent des hommes et des femmes aux quatre coins du monde. Même en Occident, il existe plusieurs façons d'appliquer cet idéal. La laïcité à l'américaine, anglo-saxonne, n'a rien à voir avec la laïcité française. Aux Etats-Unis, il s'agit simplement de garantir le pluralisme religieux. Or nous savons combien cette volonté de tolérer toutes les religons profite en réalité toujours à la religion dominante au niveau politique, en l'occurrence le christianisme.

En France, nous entendons la laïcité comme une séparation très stricte entre ce qui relève du politique et du religieux. Si vous ne comprenez pas cette différence d'approche entre la France et les États-Unis, vous ne comprenez pas pourquoi les deux pays n'ont pas pu se mettre d'accord sur la Guerre en Irak. Avant «Tirs Croisés», j'ai travaillé cinq ans sur la droite religieuse américaine. Le pouvoir et l'influence qu'elle a sur la vie politique américaine n'auraient jamais été possible en France. Le fait qu'un Président américain jure sur la Bible au moment d'entrer à la Maison Blanche est plus qu'un symbole, c'est aussi ce qui lui permet de partir en «croisade» contre l'axe du mal et de bombarder l'Irak sans la moindre preuve rationnelle. Bush a même déclaré qu'il voulait intervenir en Irak parce qu'il sentait que Dieu le lui avait demandé. Un Président français qui aurait tenu les mêmes propos aurait tout simplement été traité de fanatique, voire de fou.

Cette vision rationaliste et non pluraliste de la laïcité est à mes yeux ce qui garantie la vraie démocratie, celle où personne ne peut prendre en otage les autres au nom de sa conception de la religion mais aussi celle où aucune religion n'est pris en otage par des politiciens. Personnellement, c'est ce qui m'a convaincu de soutenir le projet de loi contre les signes religieux à l'école publique malgré l'avis de certains universitaires qui souhaitent faire évoluer la laïcité vers une laïcité «plus ouverte», c'est-à-dire vers une laïcité à l'américaine. Je regrette que cette loi n'ait pas été comprise dans le monde arabe pour ce qu'elle est, non pas la volonté de discriminer l'Islam ou d'interdire le voile (puisque toutes les religions sont concernées et que la loi concerne uniquement l'école publique) mais bien de réaffirmer le modèle laïque français à la veille de la négociation sur la Constitution européenne où nous savons que beaucoup de pays, notamment ceux qui subissent le lobbying du Vatican, souhaitent marginaliser l'interprétation française de la laïcité pour faire de l'Europe un club chrétien.

Vous critiquez la politique égyptienne envers les intégristes. Vous n'êtes pas pour la répression, mais quelle est la politique que vous préconisez au vu des expériences qu'il vous a été donné de constater ?

Ce qui se traduit par ce que j'appelle l'«échange de moins de terrorisme contre plus d'intégrisme». Autrement dit, plus les gouvernements arrêtent des terroristes, plus ils cherchent à compenser en faisant plaisir aux intégristes, notamment, en réintroduisant des éléments de la charia ou en appliquant une politique de plus en plus moraliste et religieuse.

Non seulement, cette politique est injuste car, puisqu'une fois encore ce sont les Arabes et les Musulmans qui font les frais indirects de l'islamisme, mais elle alimente un cercle infernal propre à fortifier le fanatisme. En effet, on le sait, l'islamisme se nourrit de l'intégrisme, lui même alimenté par deux moteurs : le manque de sécularisation qui lui permet d'asseoir sa légitimité en prétendant être plus musulman que le pouvoir en place et le manque de démocratisation qui lui permet de passer pour une forme d'alternative politique, d'incarner l'espoir d'un changement.

Comment en serait-il autrement puisque la société civile d'où pourrait émerger la résistance à l'islamisme et l'espoir du changement est muselée par le manque de démocratisation imposé par le risque du danger islamiste ! Dans les deux cas, le fait de réintroduire la charia d'un côté et de martyriser les islamistes de l'autre sans pour autant accorder le droit à l'expression à une autre forme d'opposition ne peut que faire monter l'islamisme. Aucune politique prétendant lutter contre le fanatisme ne peut faire l'économie de la démocratisation et de la sécularisation simultanée. S'il ne mène pas ces deux combats en parallèle, elle ne peut que renforcer le démon qu'elle dit vouloir combattre.

D'après vous il n'y pas de «choc des civilisations» tel qu'il est formulé par Huntington, et vous situez la ligne de fracture entre la démocratie et la théocratie telle qu'elle est formulée par les intégristes indépendamment de la religion de référence.

Exactement. Je crois qu'il faut en finir avec une double mystification. D'une part, le fanatisme existe dans toutes les religions. C'est le retour en force de tous les fanatismes, et non seulement de l'islamisme, qui menace le XXIe siècle. D'autre part, il faut cesser cette prise en otage consistant à nous faire croire que la laïcité, le seul modèle qui puisse réellement résister au fanatisme, est un concept «occidental» ou européen, comme si les Européens avaient le monopole du droit à se protéger du fanatisme ! La laïcité, telle que je l'entends, n'est rien d'autre qu'un processus visant à émanciper le politique du religieux.

C'est un combat difficile et courageux qui doit se mener simultanément en Europe, où rien n'est acquis, dans le monde anglo-saxon, où ce processus n'est jamais allé jusqu'au bout, et dans le reste du monde, partout où des démocrates sont prêts à s'unir pour résister, ensemble, aux fanatiques qui menacent leur droit à une vie en société pacifiée et épanouissante. On voudrait souvent nous faire croire que le contraire du Choc des civilisations consiste à refuser toute forme d'échanges et de solidarité entre les peuples, mais ce n'est qu'une façon de prolonger la vision essentialiste et stérile du Choc des civilisations.

C'est ensemble, au sein de tous les pays comme de toutes les religions, que nous résisteront aux intégristes de tous les pays et de toutes les religions.

Tirs croisés. Ed Calmann Lévy 430p.

Copyright Groupe le Matin © 2025