Spécial Marche verte

Un confident, témoin et compagnon de l’histoire

Nous publions ci-dessous quelques nouvelles “bonnes feuilles” du livre de Philippe De Gaulle, “De Gaulle, mon père” où il décrit l’intensité des relations avec son père et le rôle déterminant de sa mère.
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18 Septembre 2004 À 18:34

Dans quel enfant Yvonne retrouvait-elle le mieux son mari ?

Il est certain que physiquement comme moralement, c’était en moi. Mais elle ne voulait pas l’avouer devant des tiers, devant ma sœur, par exemple. Quand elle le reconnaissait, c’était souvent comme un reproche, parce qu’elle me faisait rematquer un de mes défauts. Elle me lançait, par exemple, à cause de l’exactitude militaire que je tenais déjà à toujours respecter, comme mon père me l’enseignait : “ Tu es un peu maniaque. On dirait ton père ! ” Mais cela n’avait rien de méchant, c’était seulement une remaque en passant. Elle disait qu’Elisabeth tenait davantage des Vendroux et moi des de Gaulle.

Est-il vrai qu’il ne souhaitait pas que vous fassiez une carrière militaire ?

Oui. Il pensait que je n’avais pas le physique de l’emploi. Lui-même avait beaucoup souffert au départ d’être longiligne, notamment à Saint-Cyr où il devait effectuer des marches exténuantes avec un sac dépassant parfois les dix-huit kilos. Et puis, il connaissait tous les aléas de la vie militaire. Il avait vu tant de tués et tant de gens décimés ou ruinés.

Et surtout, il pensait que ses frères avaient, dans leur situation matérielle, mieux réussi que lui. Car il a toujours déploré, avant qu’il n’accèdât à de hautes fonctions, de ne pas pouvoir faire sa famille aussi confortablement qu’il l’eût désiré. Ses frères, en revanche, ont souvent eu une vie matérielle plus enviable. Alors, il remarquait : “ Dans une famille, il ne faut pas trop de militaires ”. Il me voyaut diplomate. “ Tu n’aimerais pas représenter la France dans quelque grande capitale ? “ Monsieur l’ambassadeur Philippe de Gaulle ! ” Moi, je ne voyais que dans la marine.

Il faut dire que ma vocation maritime me tenait à cœur depuis l’âge de quatre ans, à cause de la mer qui m’avait émervaillé, des bateaux qui m’avaient impressionné dans les livres des bibliothèques familiales ou à Calais, d’abord, puis dans d’autres ports. Il ne connaissait pas très bien la marine. Il lui reprochait de constituer un monde à part qui ne raisonnait pas tout à fait comme l’armée et qui vivait en marge de la nation. Ce qui n’est pas faux.

Il a dû vous reprocher de ne pas savoir choisi la voie qu’il voulait vous faire prendre…
Non, jamais. Il n’a même pas réagi – ni ma mère d’ailleurs
Lorsque j’ai émis le désir, à la sortie de Navale en Grande-Bretagne, de rejoindre en premier lieu les sous-marins et en second l’aéronavale. Les autorités m’ont alors rétorqué :

“ Ecoutez, pour les sous-marins, vous êtes trop grand. Il ne faut pas dépaser 1,80 mètre. Quant à l’aéronautique navale, cela signifie dix mois d’entraînement hors des théâtres d’opérations, au Canada ou ailleurs, et vous, Philippe de Gaulle, vous ne pouvez pas vous permettre de vous retrancher de la guerre pendant si longtemps. Alors, il vous reste les forces côtières ”.

Et puis, à la fin de la guerre, je me suis porté volontaire pour les fusiliers marins. Je m’en réjouissais. Je voulait tellement participer au débarquement en France. Cela devenait pour nous une obession, la libération de la France. C’était notre raison d’être.

Mon père suivait mes pérégrinations de loin, mais n’a jamais voulu se mêler de ma carrière. S’il pouvait en connaître les différentes étapes, c’est parce que je les lui annonçais par lettre ou qu’on l’en informait après coup. Il faut dire que pendant la guerre nos mutations se faisaient sur simple télégramme avalisé administrativement avec retard, de même pour nos promotions que nous apprenions plusieurs mois après. De temps en temps, atonné, il remarquait : “ Tiens, tu embarques sur telle unité ? ” Ou : “ Tuens, tu as changé de ghrade ? ” Toujours après coup.

Dans la marine, était-ce si mal vu de s’appeler de Gaulle ?

Pendant la guerre, dans la marine française libre, non, bien sûr. Au contraire. Quoique sur nos bateaux, on ne s’occupât pas de liens de parenté. Mon père menait son combat et je menais le mien, chacun à notre échelon. La marine m’isolait en me permettant de vivre indépendamment de lui. Mais tout a changé avec la fusion des deux marines, la nôtre et celle de Vichy. Les antagonismes latents se sont réveillés. Il faut savoir que, en 1945, sur trois mille cinq cents officiers de marine, seulement cent avaient adhéré à la France Libre ! Tous les autres avaient juré fidélité au maréchal Patain. La courtoisie traditionnelle chez les marins distance, ironie ou méfiance et aussi rancœur.

Si cela ne s’exprimait pas, on le percevait. Même dans le commandement. Mon père savait tout cela mais n’a pas voulu m’en parlet afin de ne pas me décourager. Muté au régiment blindé de fusiliers marins (RBFM) de la 2e DB en 1944, en Grande-Bretagne, juste avant le débarquement, je me retrouve dans une unité entièrement constituée de renforts arrivant d’Afrique du Nord, donc d’anciens vichystes. L’accueil est assez glacial. Le blouson britannique vichystes. L’accueil est assez glacial. Le blouson britannique dénommé battle dress avec le mot “ France ” sur l’épaule gauche, que j’ai revêtu pour être en kaki, attire aussitôt des regards critiques. Ma qualité de fils de qui vous savez ne va pas arranger les choses.

On me prévient : “ Il y a seulement quarante-huit heures que nous avons été avertis de votre arrivée sans qu’on nous ait demandé notre avis.
(Ce qui signifiait que l’on aurait pu accepter quelqu’un d’autre qui n’eût pas eu de Gaulle pour père). A vrai dire, nous n’avons pas besoin de vous. Nous sommes déjà à effectifs complets. ” Au carré des officiers, lorsque je fais mon entrée, silence total. Personne ne m’adresse la parol à part une exception. Je sais que deux autres FFL envoyés ici peu de temps auparavant n’ont pas tenu plus de trois jours. Ils ont demandé leur mutation. Mes collègues officiers m’avoueront plus tard avoir craint à tort que ma présence ne nuise à la cohésion de leur unité. Mal vus au début par Leclerc et vice versa, tous se rangeront ensuite derrière lui sans réserve, mais sans renier leur passé. Ils deviendront des partisans du général de Gaulle, se ralliant parmi ses fidèles. Je me suis bien gardé de raconter tous ces petits malheurs à mon père. Il aurait maugrée : “ Quand on est soldat, on l’est jusqu’au bout ”.

Ne pouviez-vous pas compter sur les grands chefs qui avaient appartenu à la France Libre ?

Ils étaient en très petit nombre. Et colle ils voulaient faire un peu oublier l’ascension qu’ils avaient connue par leur propre combat, je ne dirais pas qu’ils nous ont abandonnés, mais ils ne nous ont pas trop appuyés, comme s’ils avaient à se faire pardonner, ce qui était quand même un comble ! Au point que lorsqu’on promulgua une loi pour compter comme doubles les services de guerre à la France Libre alors que les autres étaient “ en paix ” - ce qui modifiant la liste et l’avancement des officiers – elle a été appliquée dans les armées de l’air et de terre, mais pas dans la marne. Le commandement refusa que l’on coiffât nos camarades qui étaient restés du côté de Vichy.

Mais nos rapports n’étaient pas difficile. Oh ! évidemment, il m’est arrivé d’essuyer des médisances à vaise de mon père. Par exemple, des malveillants ont pu prétendre, surtout à mes tout débuts dans la marine, que je supportais difficilement une mer agitée. Ils ont dû être fort peu nombreux et fort insidieux, car aucun n’est jamais venu me le dire en face. Si cela avait été le cas, je n’aurais pu suivre cette carrière.

Comment pouvoir être affecté sur des bateaux qui bougent beaucoup comme une veette rapide, un chaseur de sous-marin, un escorteur rapide comme le Picard à la mer deux cent soixante par an, un escorteur d’escadre, et j’en passe, ou supporter de se tenir au bout de la catapulte d’un porte-avions en attendant le départ pendant une heure, sanglé dans un avion qui monte et qui descend de dix mètres au tangage, sans parler des évolutions aériennes dans toutes les positions ? Il est vrai que, quelquefois, l’on n’est pas très à l’aise, mais peut-on avoir le mal de mer pendant quarante-deux ans et demi de carrière maritime et aéronavale ? J’ai connu des camarades qui, pour cette raison, ont dû abandonner le métier.

De temsp en temps, j’ai dû subir également des exations. Parfois, j’avais le droit à quelques piques du genre : “ Comment vas-tu, fils provisoire ? ” cela en raison de la récente création par mon père du gouvernement provisoire de la République en 1944. Cela n’allait pas très loin mais c’était agaçant. Il y en a aussi qui inventaient un surnom quelconque.

- Sosthène, par exemple ? Pourquoi ce surnom ?

- Parce que quand on ne peut rien contre quelqu’un, on utilise l’ironie ou la dérision. D’après ce que j’ai compris, ce sobriquet a été tiré – allez savoir pourquoi ! – de la famille la Rochefoucauld, dont un ancêtre, qui portait ce prénom et le titre de duc, dirigea les Beaux-Arts sous la monarchie de Juillet et se fit brocarder pour avoir, paraît-il, décidé d’allonger les robes des danseuses de l’Opéra…Il laissa certainement le souvenir d’un personnage assez ridicule pour que mes railleurs aient eu l’idée de s’en inspirer. Ils voulaient sans doute par là, aussi, m’assimiler à ceux que l’on appelait dans la marine des fils d’archevèque, c’est-à-dire des gens arrivés grâce à la position de papa.

Peut-être les auteurs de ce sobriquet devaient-ils considérer qu’étant le fils du Général, je n’étais pas suffisamment digne ou compétent et que j’avais été nommé à mon grade par piston. Mais il y a chez nous, les marins, quelque chose d’implacable qui classe un homme : la technique du métier. Et je ne crois pas avoir jamais démérité dans ce domaine. Ceux qui m’ont vu à l’œuvre ont pu en témoigner.

- En tant que fils du général de Gaulle, ne vous sentiez-vous pas obligé de faire davantage preuve de courage que les autres pendant la guerre ?

- Quand on est jeune, on est inconscient. Si je devais me retrouver aujourd’hui dans les mêmes situations que sur ma vedette lance-torpilles pendant la guerre, je serais terrorisé. Parfois, on s’approchait si près des côtes de Bretagne de nuit qu’on entendait des soldats allemands parler. Ah ! ce moment d’angoisse avant qu’on ne tire, quand on aborde l’ennemi en silence. Mais quand le feu est déclenché, je dirais qu’on est dédoublé.

Mon père a très bien décrit cela quand il montait à l’assaut du pont de Dinant en 1914. Ai-je pensé qu’il me fallait être plus courageux parce que je portais son nom ? Je ne crois pas. Peut-être n’étais-je pas celui qui avait le plus de courage. Mais si je n’en avais pas eu du tout, j’aurais eu un problème, car compte tenu du nom que je portais, la hiérarchie était obligée, bon gré mal gré, de me mettre à des postes valables. Elle ne pouvait ni me planquer, ni me détourner d’une position risquée. De toute façon, je savais que je devais être en première ligne.

Cela me paraissait naturel. Et à partir du moment où l’on m’y plaçait, je savais aussi que je devais tenir mon rôle au mieux. Il ne pouvait en aucun cas se situer à l’arrière, à l’abri ou être inintéressant. C’était pour moi à la fois le bénéfice et l’inconvénient du nom.

- Mais certaines fois, n’avez-vous pas un peu forcé votre courage ?

- Cela m’est arrivé, en effet. Les aviateurs le comprendront.
Quand on m’a lâché par exemple pour la première fois en avion sans double commande.

C’était après la guerre, lors de mon stage d’entrainement aux Etats-Unis en 1945. Ces moments-là se reproduisent ensuite sur tous les monomoteurs que vous n’avez jamais pilotés auparavant. Il y a toujours une première fois sur Hurricane ou Spitfire anglais, sur Hellcat ou TBM américains et sur avions français, et pas toujours une seconde fois pour les plus malchanceux.

Et puis, quand il faut vous poser sur le pont d’un porte-avions, quelquefois de nuit. Alors, on se dit : “ Dans le fond, la guerre est finie, je pourrais être ailleurs. Qu’est-ce que je fais ici ? ” Tous les pilotes sont ainsi. Il faut donc se donner des coups de pied quelque part.

Quant à votre parenté, elle n’intervient pas dans l’affaire. C’est le pilote qui, seul à ses commandees, doit poser son avion de jour comme de nuit qu’il soit ou non le fils du Général, et c’est le commandant qui accoste son bateau ou effectue personnellement toutes les manœuvres difficiles. Et personne d’autre ! Le général de Gaulle n’a rien à voir là-dedans.

La conclusion technique est implacable, elle est bonne ou elle est mauvaise. Dans mon métier, si vous n’êtes pas bon, vous êtes écarté qui que vous soyez. Pendant la guerre comme après, j’ai appris très vite à m’extraire de ma peau de “ fils de quelqu’un ” et à marcher jusqu’à l’oublier.

- Que pensait votre père des sarcasmes que vous pouviez essuyer à cause de lui ?

- Il me conseillait d’y opposer un silence méprisant, ce qu’il a toujours fait lui-même au cours de sa vie. Il me l’a d’ailleurs signifié un jour par écrit à la suite d’un incident survenu à Rio de Janeiro en 1967. Je commandais alors la première frégate informatisée de la marine, le Suffren, dans sa croisière d’endurance. A Rio, on me montra le plus grand journal du soir qui, en énormes caractères, s’exclamait : “ Son fils Philippe proclame le général de Gaulle le plus grand homme du monde ”.

Je n’avais évidemment jamais déclaré une chose pareille lorsque, en escale à Recife, j’avais été accueilli par le maire de la ville. Je m’étais contenté de le remercier pour son accueil. Les journalistes avaient tout simplement mis dans ma bouche les louanges que ce premier magistrat avaient adressées à mon père à cette occasion. J’apprendrai à mon retour en France que des chroniqueurs venimeux s’étaient moqués des propos aussi inconvenants qu’insensés de ce fils naturellement imbécile.

Quelques jours plus tard, une lettre de mon père viendra d’elle-même faire litière de ces commentaires malveillants. Il me dira d’abord la bonne impression que lui avaient donnée le Suffren et son commandant, ce qui justifiait sa “ fierté paternelle ”, et ajoutera que ces ragots n’avaient aucune espèce d’importance, qu’il n’y avait là “ rien que de méprisable et d’inévitable ”.

- Et quand votre pèree est devenu président de la République, avez-vous été davantage victime de ce genre de choses ?

- Non, je ne peux pas dire que j’aie vraiment souffert des réactions du public au temps où mon père était, comme il le disait lui-même, “ aux affaires ”. Certes, des sympathisants particulièrement tenaces me rendaient la vie plus difficile. Il arrivait que des réflexions hostiles fusent. Une fois, dans un bureau de poste parisien, par exemple, quelqu’un m’a lancé : “ Ah ! tiens, c’est le fils du pouvoir personnel ”.

Mais on ne m’a jamais agressé physiquement, même si un jour des malfrats ont menacé de le faire. Cependant, comme j’avais de quoi répondre, ils n’ont pas insisté. Des lettres de menace ou d’insulte, j’en ai reçu fréquemment, d’autant que mon adresse était facile à trouver. Il suffisait d’écrire à Colombey-les-Deux-Eglises. Elles foisonnaient au moment du Rassemblement du peuple français, où la partie marxiste de l’opposition au général de Gaulle était particulièrement virulente, et à l’époque de l’Algérie et de l’OAS.

Mais les lettres amicales les ont toujours dépassées en nombre et de très loin ! Mon père avait évidemment conscience des difficultés auxquelles je me trouvais souvent confronté, comme après Rio, à cause de ma filiation. Un jour, à Colombey, alors que nous venions d’en parler, posant sa large main sur la mienne, il m’a glissé d’une voix où il semblait mettre toute son affection : “ Je sais tout, vieux garçon.

Ta position n’a jamais été facile. Ce n’est pas rien d’être le fils du général de Gaulle. Mais ton attitude a toujours été celle que j’attendais de toi ”. Ces mots ont été pour moi, vous le comprendrez, le meilleur des encouragements.
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