L'humain au centre de l'action future

Univers, univers, de Régis Jauffret : infinies variations sur le « elle »

Un personnage qui ne sait plus rien, ni de son identité ni des rails de sa vie, et échafaude une myriade d'hypothèses exposant à l'infini de médiocres parcelles d'univers bourgeois. Le dixième ouvrage de Régis Jauffret, est une expérience limite d'écritur

05 Février 2004 À 18:59

« Elle » était déjà là dans Promenade, le précédent roman de Régis Jauffret. Une femme sans nom, dépossédée de toute identité depuis qu'elle était privée d'emploi, de statut social. Une anonyme tranchant avec les monstres habituellement portraiturés par l'écrivain (Fragments de la vie des gens, Histoire d'amour, Clémence Picot). Une bourgeoise errante, réduite à ce seul pronom « elle ». Dans Univers, univers, sa promenade dans la ville s'est arrêtée.

Elle est chez elle, dans un appartement cossu, peut-être vers le 15e arrondissement de Paris. Elle attend son mari qui doit rentrer du travail ou d'un déplacement. Ce soir, ils reçoivent des invités. Elle a donc mis un gigot au four. Un gigot qu'elle regarde cuire, dorer, grésiller. Une pièce de viande dont la cuisson rythmera les six cents pages de ce roman en morceaux.

Un met en préparation comme seul ancrage réel dans cette excursion au pays des possibles romanesques. Depuis Promenade, « elle » est passé de la neurasthénie à l'amnésie schizophrène : elle ne sait plus qui elle est. C'est comme si elle se réveillait subitement dans un corps d'adulte, de femme quadragénaire, d'épouse préparant le dîner, sans ne plus rien savoir de son identité, de ses parents, de son enfance, des rails de sa vie.

«Elle ne sait pas exactement sa provenance, mais elle a conscience d'être un point précis, circonscrit, avec une histoire particulière qui n'est celle de personne d'autre sur la planète.» Du four à la terrasse en passant par le miroir de la salle de bain, elle s'ausculte, estime son cerveau « de taille normale, aux performance ordinaires avec toutefois des tendances à la mélancolie, au bizarre, à l'euphorie subite et sitôt dissipée ». Elle ne ressent que deux choses: l'épuisante solitude et l'inoxydable ennui. Avec comme unique plaisir celui d'être là, vivante, et de sentir « que la mort est encore loin ».

Qu'est-ce que ce « elle » perdu ?

« Elle se demande si on peut vivre sans nom, pareils à ces chats qui errent entre les tombes des cimetières comme des âmes velues. » Alors elle échafaude des hypothèses, inscrivant ses délires identitaires au conditionnel. Peut-être est-elle une « Mortier, une Béberat, une Samanter, une de ces familles où les femmes ont une santé mentale très fragile ». Ses noms éventuels se conjuguent par centaines, et se lisent souvent par trois : Bondinet, Reboulat, Feldingue... Plutôt de consonance bourgeoise, petite bourgeoise, ou classe moyenne, ils annoncent ces lignées de gens bouffis de confort matériel et malades d'inconfort existentiel. Ceux qui traversent « les siècles tête baissée, le regard rivé sur [leurs] intérêts comme une louve sur ses petits ». Peut-être est-elle née ici, et déjà morte là : « Elle s'appellerait Clara Freto, elle périrait à l'âge de quatre ans, de quinze ans, de quatre-vingt-neuf ans, de neuf cent trois ans, mais sa mère, une Guiler, ferait une fausse couche au quatrième mois et elle ne verrait jamais le jour. » Elle ne se souvient plus.

Son père était électricien, taxidermiste, flûtiste, politologue ou assassin. Sa mère, couturière ou femme au foyer, ou divorcée. « Elle avait un stade de mamans, une ville de papas », ou peut-être était-elle simplement orpheline. Son mari travaille dans une agence qu'il cherche à vendre. Ils s'aimeraient d'un amour distant, ou se seraient lassés l'un de l'autre, ou se dégoûteraient au point de se jeter des phrases d'une méchanceté insondable : « Tu ne sens plus ton odeur de quadragénaire, je ne peux plus la supporter, on dirait qu'une canalisation est fissurée ». Leur vie sociale se perd en répétitions vaines de rituels creux.

Elle regrette déjà les invités qu'elle attend : « Je ferais mieux de leur claquer la porte au nez dès leur arrivée au lieu de les lester d'une nourriture dont les calories serviront de combustibles à leur médisance ». Mais peut être son mari ne viendra t-il pas, peut-être n'est-elle même pas mariée. Peut être n'attend-elle personne, peut-être enfin ce gigot est-il un leurre sur lequel se cristallise sa pauvre conscience. « Il faut te deviner, tu es la solution d'une énigme (…) une opération intellectuelle basique ». En attendant, elle cherche à reformer son être et, partant, surveille l'univers.

La nouvelle Emma

Il y a du Emma Bovary (Gustave Flaubert) chez cette femme, en beaucoup moins entière puisque toute de débris épars. Il y a du Mrs Dalloway aussi (Virginia Woolf), en psychologiquement plus éveillée et inquiétante. « Plongée dans l'univers intérieur d'une femme » Univers, univers montre « ce qui se passe dans le cerveau de quelqu'un l'espace d'une seconde, une heure, cinquante années d'existence », a expliqué Régis Jauffret en recevant le Prix Décembre 2003.

« Vous savez bien qu'en ce moment, votre tête contient comme un système solaire de sensations, de souvenirs, de désirs, et que vous existez seulement dans la mesure où vous espérez une autre vie… Univers, univers c'est une histoire de la littérature qui ne ferait que raconter des histoires, montrer des images, et s'engouffrer malgré les risques de désintégration dans le trou noir de l'imaginaire, ce chaos, cette perpétuelle nouveauté. » Un livre qui, sans fin, se construit en se déconstruisant : « En écrivant Univers, univers, je me sentais si libre qu'à un moment, j'aurais pu continuer à l'écrire toute ma vie. » Un roman qui, refusant sa propre logique d'avoir à installer des personnages avec histoire et fonction, en invente des quantités, comme autant de possibles vibrionnant autour d'un écrivain en train d'écrire.

« Nous sommes des univers passagers dans l'univers qui s'éternise ». Régis Jauffret avait bien prévenu : « Fermez ce livre, à la rigueur ouvrez-en un autre (…) Ici, rien à apprendre, le désert, un ruban de mots comme une piste sans fin, sans but, qui ne mène nulle part et qui s'achèvera sans doute comme elle a commencé, dans la muflerie et le ricanement. C'est ça la littérature, cette façon de refuser de prendre au sérieux la vie, de l'honorer (…) c'est aussi s'apercevoir soudain qu'on est au-delà, loin du quotidien. » « Univers, univers » est une expérience limite de lecture. Elle commence intriguée par l'absence d'intrigue, happée par cette langue si précise qui s'aventure en circonvolutions imaginaires.

Amusement, accablement, agacement, fatigue, puis fulgurances au fil des pages : le cerveau s'irrite, au sens propre, comme si Régis Jauffret en frottait les mêmes zones. Le lecteur devient perméable à ces flux, ultra sensible à ces détails qui, parfois, font écho à d'infimes pensées intimes.

Pour ce roman, son dixième, l'écrivain paraît s'être calmé, délaissant ses personnages sadiques pour une âme perdue, abîmée par la petitesse de ses semblables. La monstruosité est passée dans le quotidien, la normalité : enfance avec les parents, discussions inutiles, vie de couple, stérilité, prélude à la mort. Dans sa fresque, Régis Jauffret ne se déprend ni d'humour noir ni d'une certaine cruauté. Mais il regarde son « elle» avec indulgence, presque avec tendresse. Ce personnage pourrait s'être échappé de chez Beckett avec son gigot comme Godot.

Seule sur la scène d'un théâtre de l'absurde, « elle » lui permet une réflexion plus introspective sur la littérature et l'écriture. Unique programme : le langage, et ces phrases qui perlent de vérité dans cette galaxie de comédies humaines. « Je n'ai pas besoin de votre regard braqué comme deux torches, mon écriture avance pour le seul plaisir de se constituer, d'exister à la place de rien.»

Régis Jauffret, Univers, univers, Éditions Verticales, 612 pages.
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