A Derb Moulay Chrif : l'IER fait acte de constat officiel de l'arbitraire
«La chambre noire que décrit l'ancien détenu politique Jaouad M'didech dans son livre éponyme est aujourd'hui une cuisine». >Derrière son sourire, le président de l'Instance Equité et Réconciliation, Driss Benzekri, a bien du mal à cacher son émotion.
LE MATIN
16 Janvier 2005
À 17:33
Rêve fou et improbable. «Et pourtant, nous l'avons fait ce 14 janvier. Difficile de décrire ce que nous ressentons. C'est un grand moment. C'est un jour d'Histoire !» s'exclame Salah El Ouadie.
Ce vendredi à Derb Moulay Chrif, commissariat casablancais officiellement fermé depuis 1992, le périple est symbolique. Après les témoignages reçus, recueillis et traités, l'IER se rendait ce 14 janvier officiellement dans ce haut lieu de torture où les «hajj» exerçaient leurs talents, s'attelant à nier toute dignité à ceux et celles mis au secret pour de très longs mois, pour dresser le constat d'un ancien centre de détention. La visite du Derb ouvre le bal de l'horreur.
L'Instance a élaboré une liste d'une vingtaine de centres de mises au secret à travers le pays grâce aux centaines de témoignages de militants revenus d'un voyage au bout de l'enfer. «Nous essaierons de nous rendre à chaque fois sur place et faire un constat officiel. Nous avons d'ailleurs établi un programme de visites».
«Ici à derb Moulay Chrif il s'agit de vérifier et confirmer les témoignages de victimes passées par ici. Il s'agit aussi pour nous de rendre officielle la fermeture de ce commissariat ", explique Driss Benzekri.
Le président de l'IER a toujours beaucoup de pudeur à en parler. En 1974, il a " séjourné " pendant une année et demi, ici au " Derb ". En même temps que Salah El Ouadie qui, lui, a connu ce commissariat au tout début des années 1960, haut comme trois pommes pour porter le panier à son père, passé lui aussi par ce commissariat de Hay Mohammadi. " Nous y sommes restés Driss et moi 425 longs jours, la bande noire sur les yeux. Tu ne sais même pas si tu vas en ressortir vivant ", dit dans un souffle le poète militant, membre de l'Instance et auteur d'une très émouvante et belle lettre à son tortionnaire.
Le périple est donc symbolique. Il est aussi nmémonique. L'espace est reconstitué presque machinalement. " On ferme les yeux comme si nous portions encore la bande noire. Et tout revient, les détails, l'architecture, la longueur des couloirs ", témoigne l'avocat Chaouki Benyoub, membre de l'Instance et détenu en 1977 au Derb. Il y restera six mois. Aujourd'hui, il décrit les lieux le regard un peu voilé, comme perdu dans des souvenirs douloureux.
" A l'entrée, c'était le standard. A droite, il y avait trois salles d'interrogatoire en plus du bureau du patron des lieux. A gauche, trois pièces où les pièces étaient parqués à même le sol. Plus au fond encore, on trouvait des cellules individuelles pour les récalcitrants qu'il fallait soumettre à l'isolement. Enfin, la cave. Nous l'appelions la tombe d'Adam à cause de ses dimensions, 12 mètres de long et à peine un mètre de large. On ne pouvaient y tenir que recroquevillés. C'étaient les têtes brûlées qui avaient droit à cet enfer dans l'enfer ".
L'espace est forcément incrusté dans la mémoire. " Tous ceux qui sont passés par ce commissariat étaient persuadés qu'il y avait 4 ou 5 marches à monter pour y accéder. Je les ai comptées aujourd'hui. Il y a 8 marches ", relève Mossadaq, membre de l'administration de l'Instance, et qui a connu les geôles de ce commissariat en 1985.
" Tu crois qu'ils entendaient nos cris ? "
Ce 14 janvier, Latifa Jbabdi n'en finit pas de s'interroger. Cette ancienne détenue politique qui a passé six mois à Derb Moulay Chrif en 1977 a pris place sur une chaise, face au commissariat au dessus duquel habitent des familles. " Tu crois qu'ils nous entendaient crier ? Impossible qu'ils n'entendent pas, surtout que les séances de torture avaient souvent lieu la nuit ". On l'appelait Touil, parfois Doukkali, parce que là bas, toute identité est soigneusement niée, effacée, gommée. " On n'est plus qu'une immense plaie. Avec plus aucune notion du temps. Alors, tous les moyens de résister, même dérisoires, étaient appelés à la rescousse. Surtout ne pas sombrer "
Au deuxième étage de l'immeuble, des femmes regardent par la fenêtre. Ont sûrement du mal à comprendre que là, en bas, au rez-de-chaussée alors que les membres de l'IER s'apprêtent à entrer au derb, une page s'ouvre pour que s'écrive l'histoire , la vraie et longtemps tue et occultée, celle qui fait peur à quelques nostalgiques de ces années de braise et de plomb.
" 4 " générations " qui ont transité par ce commissariat sont aujourd'hui ici pour exercer des prérogatives de l'Instance fixées par Dahir. Il y a là Abdelaziz Bennani arrêté ‘en 1973, Driss Benzekri et Salah El Ouadie en 1974, latéfa Jbabdi en 1977 et Mossadeq en 1984. 4 périodes différentes, et les mêmes souvenirs à la fois douloureux et vivaces de l'arbitraire, des droits humains bafoués et une mémoire meurtrie ", indique C. Benyoub.
Il est 11 heures 10. Ceux de l'Instance entrent à Derb Moulay Chrif, sans bandes noires, sans menottes. L'émotion a envahi cet espace de mise au secret. Dans le hall, là où il y avait le fameux standard que décrivent les militants, une voiture d'enfant comme pour signifier que les temps ont changé. Des familles ont été relogées ici. " Il faut réhabiliter cet endroit. Le transformer en espace culturel et en lieu de mémoire aussi. Car personne n'a le droit d ‘oublier ce qui s'est passé ici ".