Entretien avec Antoine Sfeir : Le monde arabe? Quel monde arabe?
Rédacteur en chef des “Cahiers de l'Orient ”, Antoine Sfeir est l'un des spécialistes franco-libanais du monde arabe et de l'islamisme. Il est l'auteur de trois ouvrages de référence : “ L'Argent des Arabes ”, “ Les Réseaux d'Allah” et “ Le dictionnaire m
LE MATIN
28 Avril 2005
À 15:59
Vous vous êtes demandé, lors de votre conférence, pourquoi les Etats-Unis ont envahi l'Irak. Mais tout en exposant plusieurs hypothèses, dont la stratégie de containment de la Chine, laquelle ne semble pas trop vous convaincre, vous vous êtes abstenu de dire votre hypothèse à vous. Ce qui m'a laissé quelque peu sur ma faim. Pourquoi d'après vous les Etats-Unis ont conquis l'Irak ?
Mon hypothèse c'est que les Etats-Unis n'aiment pas les Etats nations. Ceux-ci sont compliqués, ils intègrent des composantes différentes qu'elles soient religieuses, culturelles ou linguistiques ou ethniques. La stratégie de containment de la Chine est également possible. Mais le fait que vous êtes resté sur votre faim me rassure.
C'est une réflexion que j'ai voulu partager avec vous, je ne peux pas avoir des certitudes, tout ce que nous pouvons faire, c'est de réfléchir ensemble. C'est un débat et je voudrais que ma réflexion soit nourrie par vos propres arguments, je suis en France et vous, vous êtes au Maroc, il est normal que nous ayons des visions différentes. Il nous faut confronter nos deux visions pour avoir un regard croisé.
Ceci étant, je suis de la génération du nationalisme arabe, je ne voulais donc pas rapetisser sur le communautaire mais plutôt agrandir sur la région. Or, aujourd'hui on a tellement décliné que chacun de nous doit, avec ses spécificités, faire un travail de mémoire d'abord, faire un travail de construction nationale, ensuite dans un deuxième temps de construction régionale. C'est ainsi que nous serions à même de prendre notre place dans la gestation du monde.
Aujourd'hui, on voit se construire l'Europe, elle est à 25 déjà, on voit se construire l'ALENA entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, l'ASEAN se construit également. C'est une recomposition planétaire à laquelle nous assistons et nous y sommes absents. C'est cela qui m'a poussé à cette réflexion. Je veux comprendre avant de parler de construire.
Voici une vision qui se développe ici au Maroc par exemple : Les Etats-Unis ont conquis l'Irak , c'est un mal d'accord, malgré que cela a permis quand-même de débarrasser ce pays d'un dictateur honni par son peuple, mais un mal qui pourrait ouvrir l'Irak et même la région toute entière sur la démocratie, que ce soit avec ou contre les Américains, ce qui correspond au vœu de tous les démocrates arabes. Et là, permettez –moi de vous faire un reproche, dans votre intervention, vous n'avez pas prononcé le mot démocratie ou Etat de droit, ce que les Américains ne cessent de dire pour justifier leur intervention en Irak. J'ai parlé d'Etat de droit mais pas de démocratie c'est vrai. Mais je dois dire que démocratie est un mot qui m'énerve.
Democratia veut dire gouvernement du peuple par le peuple, ce qui n'existe nulle part. Aux Etats-Unis un mafieux qui a beaucoup d'argent et les meilleurs avocats respectueux des procédures, peut très bien s'en sortir. Et c'est à peu près la même chose partout. Donc commençons par parler de nos spécificités. Moi ce que je demande, c'est une représentativité, je veux que mon Parlement, mon gouvernement me représentent et à partir de là, l'Etat démocratique viendra, accompagné de l'Etat de droit.
En fait nous disons la même chose : Saddam Hussein a été un dictateur , le monde arabe se porte mieux sans lui, plus , il y a un chapelet de dictateurs arabes qui, aujourd'hui ont peur. Je suis tout à fait d'accord avec vous, ma solidarité avec le peuple irakien est totale mais à partir de là, je l'aide dans sa recherche de sa spécificité. En revanche, je travaillerai dans mon pays, le Liban, et vous dans le vôtre, le Maroc, avec nos spécificités réciproques, et à partir de là, on peut construire la nation et de là, la région et ensuite le monde arabe. Vous avez une spécificité au Maroc, vous êtes les seuls à ne pas avoir été occupés par l'Empire Ottoman, votre mémoire vous appartient, elle ne s'est pas fondue dans de vastes empires.
Revenons aux conséquences de l'invasion de l'Irak par les Américains. Nous constatons que depuis, ça commence à bouger partout dans la région, la Syrie quitte le Liban, en Palestine on commence à voir un début de dénouement, en plus il y a eu des élections, et même en Egypte, les choses bougent, le temps des zaïms infaillibles est semble-il révolu.
Et vous pensez que c'est l'attaque contre l'Irak qui a déclenché ce processus ? C'est vrai l'attaque a libéré les peurs dans la région, vous avez tout à fait raison, mais est-ce grâce uniquement à ça, est-ce qu'il n'y a pas aussi un ras-le-bol des peuples arabes ?
Peut-être, mais après que la guerre a éclaté quand-même pas avant, ce qui n'est pas une simple coïncidence. La présence des 140 000 soldats américains en Irak a libéré les peurs, on est bien d'accord, mais le changement, ce n'est pas eux qui vont le faire mais c'est nous qui devons le faire.
Je ne dis pas le contraire, mais il faut quand-même bien constater que les Américains, par leur action, par le fait même qu'ils ont libéré la parole dans la région, se sont mis dans la posture de l'allié objectif des démocrates arabes. Certes, ils ont leurs objectifs, leurs intérêts, nous avons les nôtres, mais ne serait-il pas préférable pour nous de faire les choses avec eux plutôt que contre eux ? C'est pourquoi je dis très clairement : oui pour secouer le cocotier, non au colonialisme.
Et vous pensez qu'ils sont en Irak pour y rester ? Quand je vois des directeurs américains placés auprès de chaque ministère, j'ai peur, et j'ai le droit d'avoir peur. Mais ce que vous proposez comme solution, l'alliance autour de la francophonie en l'occurrence, n'est-il pas du colonialisme ? Mettons les choses au point à propos de la francophonie. Si vous réduisez la francophonie à la France et à la langue française, ce n'est pas la peine d'en parler. Je suis d'accord avec vous, la francophonie n'est pas le terme approprié, il faudrait que je le change. Mais la francophonie pour moi est représentée par deux valeurs : la laïcité et la citoyenneté. Ces deux valeurs sont arabes, latino-américaines, bref, elles sont universelles. C'est en ce sens là que je dis la francophonie est un des derniers lieux privilégiés de la liberté, ce n'est pas la France où il n'y a plus de francophones, ce n'est pas non plus la langue. C'est en ce sens là que je parle de la francophonie, la citoyenneté et la laïcité, parce que la citoyenneté me rend égal avec les autres en tant que citoyen, la laïcité sort la religion de la sphère publique et la ramène dans la sphère privée.
Rien de ce que vous dites n'empêche une entente avec les Américains. Je ne dis pas le contraire. Je dis simplement arrêtons de prendre les Américains pour des débiles, les Américains ont une stratégie et c'est normal qu'une grande puissance ait une stratégie, si elle n'en n'avait pas, elle me décevrait. Et à partir du moment où il y a une stratégie, je dois la connaître pour pouvoir leur parler en vue d'une entente et non pas en vue d'une situation néo-coloniale. C'est tout.
Mais vous pensez qu'il y a un choc des cultures à défaut d'un choc des civilisations. Oui, il y a un choc des cultures parce que la culture américaine est différente. Tout d'abord parce qu'on n'a pas la même histoire. Il y a un problème d'histoire, c'est pourquoi, les Américains s'entendent parfaitement avec la péninsule arabique mais pas avec le Maghreb, le Proche-Orient ou l'Egypte qui ont 6000 ans d'histoire que les Américains ont du mal à assimiler. Il y a également le choc des cultures par ce que les Américains sont intéressés en premier lieu par le mercantilisme alors que nous avons un patrimoine à défendre.
Revenons à la question de savoir qui a déclenché ce mouvement de libéralisation dans le monde arabe. Ne pensez-vous pas que les islamistes, de par leur idées obscurantistes, par leur volonté de consolider la tyrannie , ont contribué au contraire à susciter des réactions libératrices ? C'est vrai, le 16 mai a été un électrochoc qui a donné les résultats contraires à ce qu'ils attendaient. Le fait qu'ils revendiquent la langue arabe. Mais il faut constater que les islamistes ont provoqué cela en occupant un terrain vide hélas. Nous n'avons pas joué notre rôle de citoyens en leur laissant le champ libre.
Vous prévoyez que les Américains finiront par s'allier aux Iraniens à l'avenir. Comment ça ? Après avoir instrumentalisé l'Islam, les Américains sont en train de s'allier avec les minorités : Israël, la Turquie, pays laïc et l'Iran perse et chiïte. Ceci dit, je crois qu'il ne faut pas trop jouer aux prophètes dans cette région du monde, ils se sont tous cassé les dents. Je crois tout simplement qu'aujourd'hui, dans le monde arabe, il y a cette libéralisation de la peur qui ne va plus s'arrêter, donc il y a un changement qui s'opère, à condition que les citoyens de chacun des nos pays, occupent le terrain, car la nature a horreur du vide. Peut-on parler du " monde arabe ” ? Ne sommes-nous pas en train de nous nourrir d'illusions qui ne correspond à aucune réalité ? Ne serait-il pas plus approprié de parler plutôt de pays arabophones tout simplement ? Dans ma conférence, j'ai utilisé le terme d'espace arabe, parce que c'est vrai le monde arabe est une virtualité. C'est dans ce sens que je plaide pour la construction de la nation dans chacun de ces pays ensuite on s'occupera de la région.