Entretien avec J.P. Péroncel-Hugoz : Pierre Loti est-il toujours actuel ?
Grand reporter, membre de la société des rédacteurs du journal Le Monde, chroniqueur à La Nouvelle revue d'histoire, J-P Péroncel-Hugoz est le directeur de la collection «Bibliothèque arabo-bebère» chez Eddif qui vient de rééditer l'ouvrage de Pierre Loti
LE MATIN
24 Novembre 2005
À 16:53
Le Matin du Sahara : Vous dirigez la collection Bibliothèque Arabo-Berbère chez Eddif, vous en êtes à votre sixième publication depuis « L'Age d'or de l'Islam» d'Aly Mazahéri. Aujourd'hui, vous publiez «Au Maroc» de Pierre Loti paru en 1890. Qu'est-ce qui vous attire pour les ouvrages concernant l'histoire du Maroc et des pays musulmans en général ?
Jean J.P. Péroncel-Hugoz : Cet intérêt remonte à une quinzaine d'années, je dirigeais à Paris une collection qui s'appelle Islami et on fait plusieurs coéditions avec Eddif dont «L'histoire de la circoncision» de Malek Chebel que je lui ai fait écrire et qui a eu un franc succès, il a été traduit en plusieurs langues, et qu'on va rééditer d'ailleurs.
Ensuite nous avons édité l'ouvrage de Mohamed Ennaji, «Esclaves et concubines». Mais comme j'avais arrêté la collection à Paris, M. Retnani m'a proposé de créer une collection similaire avec lui, et ce fut la Bibliothèque Arabo-Berbère qui a déjà à son crédit six ouvrages dont «Un crépuscule de l'Islam, au Maroc en 1905» d'André Chevrillon, «Le Maroc d'aujourd'hui» d'Eugène Aubin, paru en 1904 et que nous avons publié sous le titre «Le Maroc dans la tourmente» ; nous avons également publié «La Tradition chevaleresque arabe» de Wacif Boutros-Ghali ; «L'Ame musulmane» de Raymond Charles.
Depuis six mois, j'ai quitté la rédaction du Monde et je compte passer la moitié de l'année au Maroc, je suis donc plus disponible pour promouvoir la collection. Le livre de Pierre Loti, «Au Maroc», est le premier de la nouvelle saison qui sera suivi de «Dix-sept écrivains d'Occident regardent le Maroc», un ouvrage inédit de Natacha Potier, morte malheureusement en Inde mais qui était professeur de littérature à Oujda. Bien sûr nous allons rééditer d'autres auteurs tels Ennaji, Raymond Charles et autres. Ensuite, on va publier «Les Lettres du Maroc» de Charles Foucault ; Walter Harris «Le Maroc au temps des sultans» qui sera coédité avec La Porte..
Qu'est-ce qui vous attire pour ces ouvrages que d'aucuns considèrent comme une littérature coloniale ?
Oui, c'est une littérature orientaliste, coloniale ancienne, mais digne d'être connue et ce qui m'attire, c'est le goût de l'histoire, l'envie de m'évader du poids du présent. En tant que journaliste, j'ai été correspondant du Monde en Egypte, au Liban, au Maroc et ailleurs, j'ai envie aujourd'hui de me changer du quotidien, c'est pourquoi j'ai publié «L'Age d'or de l'Islam» et les autres, et maintenant Loti. Ce sont des livres qui permettent de revenir en arrière et d'oublier le présent qui n'est pas toujours reluisant.
Vous semblez d'ailleurs partager la fascination de Loti pour le Maroc ancien. Vous écriviez dans l'introduction : " L'enthousiasme pour le Maroc, venant d'un Pierre Loti en mal d'authenticité, de grandeur, de naturel n'eut en son temps, rien d'exagéré, contrairement à ce que certains détracteurs de l'officier de marine écrivain ne manquèrent pas une occasion de répéter.
"Pourtant ce qui fait la fascination de Loti, c'était le fait que le Maroc de l'époque était réticent à l'ouverture et à la modernité. Il écrit : «Quant à Sa Majesté le Sultan, je lui sais gré d'être beau ; de ne vouloir ni parlement, ni presse, ni chemin de fer, ni routes (…) J'admire son haut et tranquille dédain des agitations contemporaines.»
Oui, mais le Maroc de 1890 n'est pas celui de 2005. Loti, qui était arrivé au Maroc en mission diplomatique, a écrit ce livre en hommage au Sultan Hassan 1er qu'il considérait comme un souverain méconnu, et qui aurait pu rénover le Maroc sans qu'il ait besoin du protectorat. Pour ma part, je projette la vision qu'avait Loti sur le Maroc de l'époque sur le Maroc d'aujourd'hui.
A l'époque l'Europe était obsédée par l'idée d'exporter sa civilisation vers le reste du monde dont le Maroc et aujourd'hui on est en train de commettre la même erreur, on ne jure que par la démocratie. A mon avis il serait absurde de vouloir démocratiser le Maroc, un pays musulman, à tout prix.
Et qui vous dit que les Marocains ne veulent pas démocratiser eux-mêmes leur pays?
Non, moi je parle de la démocratie telle qu'elle est en Europe ou ailleurs. Qu'il y ait des adaptations oui, mais ce que je lis dans les journaux, c'est la démocratie à la française, à l'espagnole ou à l'italienne ou je ne sais quoi. J'étais là lorsque Le Roi d'Espagne est venu au Maroc et je me souviens d'un journaliste de El Païs qui posait la question au Roi Mohamed VI pour savoir s'il comptait instaurer une démocratie à l'espagnole. Après, dans les salons de Casablanca, tout le monde parlait du modèle espagnol.
A côté de la vision conservatrice de Loti, il y avait à la même époque d'autres observateurs dont Chevrillon justement et Weisgerber qui au contraire considéraient la résistance marocaine à la modernité comme un handicap, un déclin, une sorte de crépuscule. Weisgerber écrit à ce propos : «L'empire chérifien n'était qu'un anachronisme condamné à disparaître, un sépulcre blanchi que l'Europe du 20e siècle ne pouvait plus tolérer à sa porte.»
Oui, c'était en 1904, pas aujourd'hui. De nos jours, je ne vois pas en quoi concerne l'Europe que le Maroc soit ce qu'il est, que la Chine soit communiste, qu'un pays choisisse le régime qui lui convient, pourquoi doit-il choisir un système avec un parlement, des syndicats et où il y a toujours des grèves etc..
Concernant le docteur Weisgerber, j'ai beaucoup d'admiration pour lui en tant qu'humaniste et philanthrope parce qu'il est arrivé au Maroc sans idées préconçues et avait constaté qu'au Maroc la médecine avait pris beaucoup de retard. Il n'était pas le seul d'ailleurs à venir ici dans cet esprit, c'est-à-dire apporter des soins aux gens qui souffraient de maladies. Il avait une vision sociale qui est toujours valable.
N'empêche qu'il croyait à la mission civilisatrice de la France.
Oui, mais il a quand même limité son action au social, ce qui était une bonne chose, on ne peut pas importer des valeurs, telle la démocratie, d'une société à une autre surtout si elles sont incompatibles avec sa civilisation, sa culture et sa foi. Vous savez la démocratie a été implantée en Europe quand celle-ci a perdu la foi, je ne dis pas que c'est un bien ou un mal, mais c'est une constatation.
Une autre vision est celle d'Eugène Aubin dans son livre " Le Maroc aujourd'hui ".
Oui, Aubin était un diplomate qui se souciait de protéger la présence française en Algérie en suggérant de l'étendre au Maroc. C'est une vision hégémonique.
Quelle synthèse vous suggèrent toutes ces différentes images du Maroc de l'époque, il y en a d'autres, celle d'André Chevrillon, de Charles Foucault avant tout le monde ?
Je crois que le Maroc, de par sa spécificité, son originalité, tout en appartenant au monde arabo-musulman a une saveur particulière qui tient au fait de son enfermement pendant longtemps au monde extérieur. Rappelons qu'il n'a jamais fait partie de l'empire ottoman. Cette saveur comme le dit le roi Hassan II tient au fait que le Maroc, contrairement à d'autres sociétés, comme la France par exemple qui est fait de brassage de diverses populations et de diverses civilisations, a vécu avec lui-même. Moi, je le compare un peu au Tibet qui a une forte personnalité, au Yémen aussi, des sociétés qui ont décidé qu'ils se suffisaient à elles-mêmes.
Et d'après vous, l'enfermement a servi le Maroc car le résultat apparemment n'était pas brillant ?
A mon avis ça l'a servi, parce que il y a une personnalité marocaine. Regardez par exemple les Algériens, ils se cherchent encore et ne se retrouvent pas parce qu'ils sont tout et rien à la fois.
Je ne sais pas si le Maroc a vécu dans l'enfermement, mais il s'est retrouvé dans le Moyen Age.
Mais le Moyen Age n'est pas uniquement des choses négatives, l'Europe au Moyen ge, a fait des cathédrales…
…Et l'Inquisition
Oui, on a fait des montagnes de l'Inquisition pour nuire à l'Eglise, mais je ne pense pas qu'elle était aussi terrible que ce qu'on raconte. Et puis elle a été en Espagne plus qu'ailleurs. Pour rester au Maroc, c'est vrai, il était en retard par rapport à l'Europe, au début du siècle dernier, dans le domaine de la médecine, des infrastructures etc.…mais dans d'autres domaines, je n'en sais rien ; par exemple en matière de cuisine et de civilisation quotidienne, le Maroc était plus raffiné que beaucoup de pays d'Europe.
Certes, dans le domaine militaire, il était également en retard, d'ailleurs le Sultan Hassan 1er en était conscient, malheureusement, il n'a pas eu assez de temps pour faire quelque chose. Et puis il a eu deux successeurs qui n'étaient pas à la hauteur et donc n'ont pas pu poursuivre son œuvre.
Pour vous la mémoire de l'histoire a-t-elle une quelconque importance dans la vie d'un peuple ?
Si vous chassez le passé, il reviendra au galop. Le Maroc est un vieux pays avec une histoire millénaire. Si vous vous coupez de votre histoire, vous serez un peuple sans racines. Bien sûr il faut avoir un œil sur l'avenir aussi et de temps en temps voir où on en est au quotidien.