Fête du Trône 2006

Entretien avec Mohammed Nedali, un romancier qui récidive après les « Morceaux de choix » : «L'humour, une composante essentielle de notre culture»

Grâce à Jean de la Fontaine, vient de paraître aux éditions «Le Fennec». C'est le deuxième roman de Mohammed Nedali, l'auteur de «Morceaux de choix». Il y raconte les tribulations d'un jeune professeur nommé dans un établissement scolaire du milieu rural

10 Avril 2005 À 16:30

Le matin : Comment avez-vous eu l'idée de Grâce à Jean de La Fontaine ?
Mohammed Nedali : L'idée de ce livre était là depuis que j'ai commencé à écrire. Je savais que mon expérience de la vie, partagée entre le milieu rural avec la rudesse de ses conditions, et le milieu urbain profondément marqué par les disparités entre riches et pauvres, pourrait me fournir bien plus d'un sujet d'écriture. Et puis les années quatre-vingts étaient les années de toutes les aberrations, tous les excès, donc une source inépuisable d'inspirations pour le romancier, mais aussi, on le voit bien aujourd'hui, pour toutes les autres formes d'expression : la poésie, le théâtre, le cinéma, la bande dessinée...

Vous êtes enseignant et romancier, y a-t-il un lien entre ces deux fonctions ?

Enseigner une langue exige un certain nombre de compétences, parmi lesquelles celle de l'écriture. En français, la production écrite termine toujours le dossier, ou ce que l'on appelle dans le jargon du métier l'unité didactique ; elle est l'aboutissement d'un travail étalé sur toute une semaine. Les autres activités lexicales, verbales, orthographiques... convergent toutes vers la production écrite. En corrigeant les rédactions de ses élèves, l'enseignant évalue le degré d'assimilation de ces activités, ce qui lui permet par la suite de dresser un bilan et de décider ainsi sur quels points il devrait revenir pour une éventuelle consolidation. Vous le voyez bien, l'écrit est incontestablement l'activité-cible de l'opération enseignement-apprentissage, d'où le lien très étroit entre l'acte d'enseigner une langue et celui d'y écrire.

Vos textes comprennent beaucoup de scènes humoristiques, voire époustouflantes, d'où vous vient cette passion pour l'humour ?

L'humour est une composante essentielle de la culture populaire de ce pays. Il suffit, à titre d'exemple, de voir la place qu' occupent la blague, la plaisanterie, le calembour, l'imitation comique, etc. Le Marocain rit de tout, même de ses propres malheurs, ktert l'hemm kat'dehhek, dit à juste titre l'adage populaire. L'humour est un grand antidote contre le stress, une arme efficace contre la bêtise humaine, contre les chagrins de la vie et contre le non-sens ; il n'est par conséquent pas du tout étonnant qu'il soit farouchement combattu par les extrémismes à la fois politiques et religieux. Umberto Eco explique dans son chef-d'œuvre, Le Nom de la Rose, pourquoi l'église catholique du Moyen-âge avait fait disparaître le deuxième tome du Rire d'Aristote - un ouvrage jugé dangereux pour la foi, parce que justement il appelait à rire de tout, y compris du sacré. De nos jours, l'une des caractéristiques des grandes démocraties occidentales est justement l'importance accordée à l'humour dans la culture en général et dans les mass média en particulier. A titre d'exemple, les chaînes de télévision de ces pays accordent une place de choix dans leurs programmes aux guignols de l'information, aux humoristes, aux imitateurs...

Dans Grâce à Jean de La Fontaine, vous mettez en scène une foule de personnages, dont les principaux sont Mohamed Né..., le directeur, les enseignants..., s'agit-il de purs produits de votre imagination comme le prétend l'avertissement ?

Vous savez, les auteurs de romans d'initiation ou d'apprentissage inventent rarement leurs personnages, quoi qu'ils s'en défendent, car, dans ce genre de texte, le rapport à la réalité est indispensable. Cela dit, on ne souviendra jamais assez de la fameuse déclaration de Flaubert dans la préface de son chef-d'œuvre : « Madame Bovary, c'est moi ! », dit-il. Pour forger ses personnages, un romancier y met toujours un peu de soi et un peu des autres, c'est la règle générale. Grâce à Jean de La Fontaine ne fait pas exception à cette règle : les personnages, tous les personnages, ont réellement existé, mais sous d'autres identités, bien entendu. Les événements narrés sont, à quelques détails près, une fidèle transcription de la réalité. Je suis sûr que les lecteurs qui, comme moi, ont vécu Les Temps Déraisonnables - pour reprendre une expression de Fouad Laroui - n'en douteraient pas un instant.

A côté de ces personnages, il y a les femmes, qui ont d'autres problèmes à résoudre...

Il y a surtout deux femmes : Louhou, la paysanne et Malika Tazi, la jeune enseignante fassie, affectée, comme par une erreur du destin, dans le même établissement que le narrateur. Ces deux femmes se situent aux antipodes l'une de l'autre : Louhou était une pauvre femme divorcée qui luttait pour sa survie et pour celle des siens, alors que Malika Tazi, elle, avait tout pour se la couler douce : un prestigieux nom, de l'instruction, un emploi stable... C'est toujours l'image désolante de ce Maroc à deux vitesses.

Mais les différences de leurs conditions socio-économiques n'empêchent pas que ces deux femmes se rejoignent quelque part.

Elles se rejoignent dans leur lutte continuelle contre les assauts de leurs congénères mâles, qui se comportent souvent avec elles en prédateurs.

Est-ce que votre point de vue sur les femmes a évolué pendant l'écriture de ce roman?
Evolué !? Le regard que je porte sur les femmes n'a jamais été rétrograde pour qu'il ait besoin d'évoluer. Dans Grâce à Jean de La Fontaine, je n'ai fait que décrire un état d'esprit dominant à l'époque des événements, lequel n'a d'ailleurs guère changé depuis, malheureusement.

N'empêche que votre roman compte quelques déclarations peu élogieuses pour la femme; n'avez-vous pas peur de vous attirer la colère de vos collègues femmes, par exemple ?

Cela me ferait un immense plaisir, car ce serait pour moi la preuve qu'elles ont lu le livre, ce qui n'est pas encore le cas, et je crains fort que ce ne le soit jamais, et la remarque est autant valable pour les femmes que pour les hommes.
Cela dit, le narrateur déclare à propos des femmes : « Je ne comprends pas comment des créatures si fragiles et si délicates puissent exercer le même métier que moi, voire mieux que moi ». Dites-moi, combien de fonctionnaires dans ce pays oseraient avancer un propos si élogieux pour leurs collègues femmes ? Non, Grâce à Jean de La Fontaine est plutôt un hommage à la femme de ce pays. Et puis, vous l'avez certainement relevé, le livre est dédié à une femme, la mienne, qui est par ailleurs elle-même professeur !

Quand on observe de près le parcours de vos personnages, on est frappé par le fait qu'aucun d'eux n'a le beau rôle, même le narrateur, est-ce l'image que vous vous faites des citoyens de ce pays ?

Les hommes et les femmes de ce pays ne diffèrent pas de leurs congénères sur le reste de la Terre ; ils ne sont ni anges ni bêtes, ils ont leurs vices et leurs vertus... Si j'ai à les juger, j'emprunterais ces mots à Voltaire : les hommes sont passables. Quant à ceux qui tiennent le beau rôle ici-bas, il faut admettre qu'ils finissent souvent par le troquer contre le mauvais. Dans Grâce à Jean de La Fontaine, le jugement que porte le narrateur sur ses semblables peut être résumé ainsi : les autres, c'est l'enfer, mais moi, je ne vaux guère mieux.

Avez-vous une méthode d'écrire ?

On soupçonne toujours à tort les écrivains d'avoir une méthode d'écriture, comme d'autres ont le sésame ouvre-toi, ou le secret d'une potion magique. En réalité, l'écriture est le fruit d'un long travail fait d'application, de rigueur et de patience. Il y a sûrement à la base une certaine prédisposition, une sensibilité exacerbée parfois et sans doute aussi un certain talent ; mais la part du travail proprement dit est beaucoup plus importante.

A un niveau plus pratique, le romancier commence souvent par échafauder son récit dans sa tête, en délimite les contours, les tenants et les aboutissants... Après, il se met à le coucher sur le papier, avec toujours le souci majeur de maintenir un fil conducteur et une certaine cohérence du début jusqu'à la fin.
Viennent ensuite les lectures et relectures à n'en plus finir, le travail de la langue, le style... C'est un énorme chantier que d'écrire un roman, un chantier que ne se termine jamais tout à fait ; je ne sais plus qui a dit qu'un livre, on ne le termine jamais, on l'abandonne !

Le métier de l'écriture est-il source de jouissance pour vous ?

Pas toujours. Dans l'écriture, il y a incontestablement des moments de plaisir, sinon Roland Barthes n'aurait jamais écrit son fameux essai intitulé Le Plaisir du Texte. Parallèlement, il y a aussi des moments de déplaisir, des moments de doute... Mais le plus difficile à surmonter dans l'écriture est le vertige de la page blanche ; l'écrivain a l'impression de s'engouffrer dans un tunnel sans fin, où son inspiration s'éclipse. Ce sont là les moments les plus durs à vivre pour un romancier.

Et comment faites-vous pour sortir du tunnel ?

Face au vertige de la page blanche, la meilleure solution, à mon sens, est de se déconnecter complètement de l'écriture pour un temps, prendre une pause, changer d'air... Moi, je pars toujours en randonnée dans la nature, à pied ou à bicyclette. De retour, j'entrevois souvent le bout du tunnel.

Etes-vous sur un autre projet de livre?

Mohammed Khaïr Eddine était déjà très atteint par la maladie quand il avait décidé d'écrire son dernier livre, On ne met pas en cage un oiseau pareil; il continua pourtant d'écrire jusqu'à son dernier soupir.
A sa mort, on retrouva une œuvre achevée et peaufinée, l'unique récit d'agonie dans l'histoire de la littérature marocaine d'expression française. C'est pour vous dire que lorsqu'on a écrit, on continue de le faire jusqu'au bout.

Repère


Mohamed Nedali est né à Tahannaoute en 1962, dans une famille de paysans démunis. Après des études secondaires à Marrakech, il complète sa formation en France (licence en lettres modernes ainsi qu'un diplôme de Cycle spécial à la Faculté des Lettres de Nancy II).

Professeur de français depuis 1985, il enseigne aujourd'hui au lycée de Tahannaoute et vient de signer son deuxième roman.
Son premier roman, Morceaux de choix, est un roman d'apprentissage et peut-être plus profondément d'initiation. Thami, un jeune homme de bonne famille, issu d'une prestigieuse lignée de adel, brave l'ire paternelle et la représentation familiale pour embrasser la seule profession qui comble son cœur et ses sens.

Il devient apprenti-boucher. Dans une langue truculente, Mohamed Nedali nous livre les émois de son jeune héros ; la sensualité trouve sa première expression dans le maniement des chairs fraîchement égorgées de la boucherie, autant que dans la passion contrariée qui le lie à la belle Zineb. A travers l'éducation sentimentale de Thami, Mohamed Nedali esquisse une danse de vie où sensualité, passion charnelle et humour nous font sourire aux premiers élans d'un jeune cannibale bien de chez nous.
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