Interview avec Paulo Coelho : «Mes livres sont ce qui me ressemblent le plus»
Il est comme le disent certains «un alchimiste des mots» et comme l'affirment d'autres «un phénomène de masse de culture», alors que l'auteur, le plus influant du siècle, se définit lui-même comme «un écrivain pèlerin ou un pèlerin écrivain».
27 Février 2005
À 12:35
Le Matin : La traduction de «L'Alchimiste» en langue arabe par un Marocain, constitue un grand événement culturel. Comment évaluez-vous cette entreprise ?
Paulo Coelho : Il s'agit bel et bien d'une grande aventure. En effet, pendant des années, je me suis battu pour avoir une traduction de mes livres en langue arabe. Mais je voulais une traduction honnête et juste. Or, ces éditions clandestines qui continuent de circuler sont plutôt une adaptation de mes oeuvres. Une sorte de livres piratés. Plusieurs exemples en témoignent.
Dans une édition égyptienne, on a ajouté à «L'Alchimiste» près de 200 pages. Dans une édition syrienne, «Le manuel du guerrier de la lumière» a été traduit comme «Le Manuel du guerrier contre la lumière ».
En Irak, «Onze minutes», qui est un livre sur l'expérience sexuelle est réécrit comme étant «Onze minutes d'extase religieuse». Toutes ces tentatives m'ont forcément inquiété. J'ai essayé d'arrêter ce délire en usant de tous les moyens juridiques mais en vain. La seule issue qui pouvait sauver mes livres et satisfaire correctement ce lectorat arabophone potentiel était de chercher une bonne traduction.
L'interprétation de mes livres en arabe est un juste retour à une culture qui m'a beaucoup donné et qui m'a marqué dans ma quête littéraire et spirituelle. Certes, je n'ai pas lu de livres marocains, mais, je suis un lecteur assidu des Mille et une nuits et de littérature arabe en général.
Le choix d'un traducteur marocain est-il un pur hasard ?
En fait, l'édition Sirpus a mis sur le projet de traduction de nombreuses personnes. Le comité a comparé les résultats. La traduction la plus juste a été celle du Marocain Abdelhamid El Gharbaoui. J'ai donné mon accord et j'espère que cette expérience sera bénéfique pour tout le monde arabe. Je vis dans un univers de symbole.
C'est au Maroc que s'est établi mon premier contact physique avec le monde arabe, avec sa culture, avec l'Islam et l'Afrique. D'ailleurs, mon berger dans L'Alchimiste entame sa quête à partir du Maroc. C'est un pays qui alimente et qui reste très présent dans mon imaginaire. Je suis arrivé à Tanger sur un bateau en 1982, j'ai traversé le «trait d'unionè» qui sépare et lie en même temps Tanger à Tarifa et cela m'a beaucoup marqué. Six ans après, j'ai écrit L'Alchimiste !
L'Alchimiste, qui connaît un grand succès, le best-seller le plus vendu au monde et qui va être bientôt adapté en film. Mais cela ne semble pas trop vous enthousiasmer. Pourquoi ?
L'Alchimiste est mon deuxième livre. Mais, en vérité, c'est lui qui m'a ouvert les portes de la reconnaissance et du succès. Je l'avais écrit pour comprendre mon âme et découvrir les raisons qui m'ont empêché de vivre mon rêve. Après sa publication et toutes les études qui ont été faites autour, j'ai compris que ma quête ressemble à celle de tout le monde. Chacun de nous cherche sa destinée. La mienne est dans l'écriture. Même si j'ai mis 38 ans pour la découvrir.
J'aime le cinéma. Je suis un fan des beaux films. Or, si le livre invite le lecteur à l'imaginaire et à la création, le cinéma, lui, délimite cet imaginaire. Tout y est encadré. Les adaptations sont dés lors faussées et contraignantes. J'ai compris des années après que j'ai fais une bêtise en vendant mes droits d'auteur. J'ai essayé de me rattraper et de les racheter mais sans aucun succès. J'ai proposé 2 millions de dollars à Warner Bros.
Dernièrement, j'ai rencontré Laurence Fishburne au Festival du Cinéma à Marrakech. J'ai lu son scénario. Il m'a plu. Quand le film sortira, j'achèterais un billet et j'irais le regarder. Je serais ainsi libre de tous mes jugements. J'ai interdit la vente des droits de tous mes autres livres et je regrette d'avoir cédé, à un moment de ma vie où je voulais l'argent et la gloire, ceux de l'Alchimiste.
D'où vient votre amour pour le roman ?
C'est ma légende personnelle. Jeune, je n'étais pas beau, je n'étais pas fort physiquement. Je n'avais pas les moyens de m'acheter des voitures pour frimer devant les autres adolescents, mais je savais écrire. Je me faisais ainsi respecté dans les gangs. Bien entendu, l'écriture est ma façon de m'exprimer.
Mes parents qui me destinaient à autre chose, m'ont empêché d'aller dans cette voie. Pour eux, ce n'était pas le vrai chemin pour la réussite. J'étais donc contraint de me détourner de mon rêve. Je fus parolier de chanson et journaliste, une expérience qui m'a peut-être appris à écrire de façon directe.
Des années après, alors que j'avais tout : l'argent, la maison, l'amour…, je souffrais d'un manque terrible qui me rendait malheureux. C'est en faisant mon pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle que j'ai découvert que mon bonheur était dans l'écriture. J'étais en fait comme ce berger en quête de quelque chose qu'il détenait au fond de lui-même mais sans pour autant le savoir.
Quelle a été la révélation de votre vocation d'écrivain ?
Dans le camp de concentration de Dachau, j'ai eu une vision. Quelques mois, dans un bar à Amsterdam, j'ai rencontré la personne qui m'est déjà apparue en rêve. J'ai eu comme un flash. L'impression du déjà vu. Cela m'a fait peur. Je suis allé vers cette personne et je lui ai tout raconté. J'ai découvert que cet homme est pratiquant dans l'église catholique. Moi-même, j'étais élevé chez les Jésuites.
C'était une rencontre très déterminante dans mon engagement littéraire et religieux. Elle a été une réconciliation avec ma religion. Cette personne, que je ne remercierai jamais assez, m'a guidé non comme un maître mais comme un homme qui avait de l'expérience.
Il m'a conseillé de vivre les apprentissages classiques de l'humanité et d'accomplir mon pèlerinage. Il m'a aussi montré comment développer mon côté féminin et mettre en avant mes intuitions. Toutes les rencontres me marquent. Je les trouve miraculeuses et pleines de symboles. Mais celle-là, fut une vraie révélation. J'ai écrit par la suite Le Pèlerin de Compostelle.
C'est pour cela que le pèlerin de Compostelle est le personnage qui vous ressemble le plus ?
Le Pèlerin de Compostelle c'est tout simplement moi. C'est le récit de mon cheminement réel. Ma vraie histoire, alors que les autres livres sont plutôt des métaphores.
Et les autres livres, ne les définissez-vous pas comme une partie de vous même?
Sûrement. Mes livres sont des morceaux de moi. Chaque fois que je termine un livre je me connais un peu plus. Quand j'écris, je me place en tant que lecteur. Ce n'est qu'à l'aboutissement de l'oeuvre que je me dis « ça, c'est vraiment moi ». Vous savez, au début, on essaye d'écrire mais cela ne vient pas. Pas comme vous le voulez. Pas comme le livre est écrit dans votre tête. Alors je fais de faux livres jusqu'au jour où un simple mot, une petite phase ou juste une impression déclenche l'avalanche des mots et des structures romanesques. Les livres, pour moi, sont des petites fenêtres d'où l'on peut me voir. En fragments et selon différentes perspectives.
Et si on essaye de regrouper ces fragments ?
Chaque livre trace une petite partie de mon existence réelle ou symbolique. « Véronika décide de mourir » représente pour moi la découverte que nous sommes différents. Il est aussi le récit romanesque de mes séjours dans l'hôpital psychiatrique où mes parents m'ont enfermé, croyant m'empêcher ainsi de me perdre dans l'illusion. Ils me voulaient ingénieur alors que j'adorais écrire et faire du théâtre. « Le manuel du guerrier de la lumière » m'a révélé qu'il faut que je me batte continuellement pour donner une valeur à ma propre existence, «Onze minutes» c'est ma découverte de la sexualité.
«Onze minutes» est l'un de vos derniers livres et c'est par son biais que vous découvrez votre sexualité !?
Quand je parle de découverte, c'est bien au niveau symbolique. Cela veut dire aussi se détacher des apparences. En fait, j'ai découvert très tôt ma sexualité. J'ai vécu la période hippie avec tous ses excès. Je me suis marié la première fois avec une femme plus âgée que moi de 11 ans.
Une semaine après notre union, elle m'a dit : «Paulo arrête de me monter sans cesse que tu es puissant». Cette déclaration m'a soulagé d'un vrai poids. En fait, j'étais obsédé par la démonstration continuelle de ma virilité. Grâce à elle, j'ai su que la sexualité est vécue différemment par chacun. J'ai découvert après que l'on dit des mensonges pour faire plaisir à l'autre. J'ai voulu parler de toute cette expérience. Mais, je n'y arrivais pas. Un jour, une prostituée m'a donné un manuscrit.
J'ai su alors que pour écrire ce livre, pour livrer une expérience qui me tenait trop à cœur, la meilleure façon est de commencer par la situation la plus dramatique dans la sexualité à savoir la prostitution. J'ai lutté contre moi-même car j'avais peur de sortir un livre qui pourrait choquer mes lecteurs que je respecte beaucoup.
C'est un livre qui fait un ravage. Croyez-vous que les gens y ont trouvé leur aspiration ?
J'ai reçu de nombreuses correspondances après la sortie du livre, mais dont la majorité a été écrite par des hommes. Ce qui m'a fort étonné.
L'une d'elle m'a beaucoup ému. L'un de mes lecteurs me dit presque textuellement : «d'habitude je souligne les phrases qui me touchent par un marqueur de couleur différente, mais certaines parties dans "Onze minutes” je les ai souligné par une encre transparente», il parlait de ses larmes !
Votre lectorat est en majorité féminin ou masculin?
Les femmes lisent en général plus que les hommes. Mais les hommes sont plus fidèles à leurs auteurs préférés. Les femmes conseillent et incitent les autres à lire, les hommes sont plus «individualistes» dans ce sens. De façon symbolique, je dirais que mes livres conviennent à une aspiration féminine. Mais en général, les hommes autant que les femmes peuvent s'y retrouver.
Dans «Onze minutes» vous écrivez «un pied dans le conte et l'autre dans l'abîme». Que voulez-vous dire ?
C'est ma définition de l'amour. L'amour est comme le processus des quatre saisons. Des fois on arrête une relation pendant sa période hivernale. C'est stupide. Car, il faut vivre les quatre saisons de l'amour pour le connaître. L'amour, c'est la souffrance, la lutte, le danger, la joie…
«Certains livres nous font rêver, d'autres nous rappellent la réalité, mais aucun ne peut échapper à ce qui est primordial pour un auteur : l'honnêteté avec laquelle il écrit».
Pour moi, être honnête en tant qu'écrivain, c'est écrire ce que je veux et non pas ce qui va plaire aux autres. Bien sûre que j'ai peur que mes livres choquent ou qu'ils ne plaisent pas, je suis un être normal, mais la peur ne me paralyse pas. C'est la persévérance qui fait ma réussite.
Qu'est-ce que écrire pour vous ?
C'est un accouchement. J'ai fait l'amour avec la vie. J'étais enceinte. L'enfantement se fait dans la douleur. Mais, une fois que le bébé sort, je suis satisfait et un peu soulagé.
Vous parler de l'écriture comme d'un enfantement. Est-ce là votre côté féminin que vous évoquez souvent ?
Mon côté féminin, c'est tout simplement pouvoir percevoir la réalité avec un sens différent. Actuellement, on se permet de montrer son émotion, on va vers l'intuition et le symbole. Mais nous avons aussi besoin de la discipline.
Vous voulez dire que les femmes ne sont pas disciplinées !?
Les hommes ne manquent pas non plus de sensibilité ou d'intuition ! Ce que je veux dire que chacun de nous a une partie féminine et une partie masculine et c'est dans leur fusion qu'il peut trouver son bonheur.
Etes-vous un homme heureux ?
Je suis joyeux. Pour moi, le bonheur c'est la lutte, les combats de tous les jours, les rires, les pleurs, les couchers de soleil…bref, c'est vivre la vie. Je suis un guerrier de la lumière, il faut que je lutte continuellement pour gagner mon bonheur. D'autres, comme les sages, trouvent l'illumination dans la contemplation. En arrivant à Casablanca, j'ai découvert que les horaires pour la signature de mes livres étaient mal indiqués.
Cela m'a bien sûr contrarié. Mais, quand on y réfléchit, la vie n'est pas un fleuve tranquille et c'est dans la lutte qu'elle s'affirme le plus. J'étais content que quelque chose se passe même si elle n'est pas tout à fait positive.
A quoi ressemble votre monde imaginaire ?
Il est fait de confrontations. Comme le soleil, ce sont les explosions qui font la lumière. Il est plein de rencontres et de leur mystère, de ce besoin de solitude qui me taraude et de l'appel incessant et tout aussi fort de plonger dans la foule.
Je suis un écrivain pèlerin ou un pèlerin écrivain. La vie reste pleine d'énigmes pour moi. Toutes mes tentatives sont des essaies d'être en communion avec mon existence. Hier, je suis allé admirer le coucher du soleil du côté de la mosquée Hassan II, j'ai senti quelque chose de fort m'envahir et cela n'avait rien à avoir avec la beauté du lieu, la splendeur de l'édifice ou de son architecture. J'ai senti une présence.
Est-ce un signe?
Peut-être ! Mais il faut toujours lier l'intuition à la discipline, c'est ma philosophie et ma façon d'être et d'avancer. Il y a certes le Maktoub mais il faut ouvrir et même forcer des portes pour pouvoir réaliser quelque chose ou se réaliser.
Quel est votre rapport avec L'Islam ?
C'est une religion que je trouve très vivante. Je la respecte énormément et je l'admire. Le Coran est un texte qui m'a beaucoup touché.
Repère
Paulo Coelho est né en 1947 à Rio de Janeiro dans une famille de classe moyenne. Il fit sa scolarité à l'école jésuite de San Ignacio, à Rio, et se forgea rapidement une âme rebelle sous le carcan austère de l'éducation des Pères.
Avant d'être auteur de best-sellers, il a été dramaturge, metteur en scène, hippie, et compositeur populaire pour quelques-unes des plus célèbres stars de pop-music brésiliennes. Il a également travaillé comme journaliste et comme scénariste pour la télévision.
C'est aussi durant cette période de révolution culturelle que le compositeur et interprète Raul Seixas lui demande de devenir son parolier. Leur association est un succès, et leur collaboration (qui dure jusqu'en 1976) contribue à changer le visage de la scène rock brésilienne.
Hélas, le Brésil est alors aux mains d'une dictature militaire et les prises de position libertaire de Paulo dans ses différentes activités (journalisme, musique, bandes dessinées…) le désignent bientôt comme un élément subversif. Il fait de la prison et est soumis à la torture. Ironie du sort, c'est son «dossier psychiatrique» qui le sauve : il échappe au pire en se faisant passer pour fou.
Profondément marqué par cette expérience, Paulo Coelho aspire à une vie ordinaire. À vingt-six ans, il entre chez Polygram et rencontre sa première épouse. Cet épisode de « normalité » ne dure que quelques années. En 1978, il quitte femme et travail.
Coelho emprunte l'ancienne route du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle en compagnie de Christina Oiticica, sa nouvelle compagne (et aujourd'hui sa femme). Il y découvre bien des secrets sur lui-même et sur le monde qui constitueront l'essentiel de son message futur. Il en rapporte aussi la matière de son premier livre : Le Pèlerin de Compostelle.
C'est le début d'une formidable aventure initiatique au succès phénoménal. Il est considéré comme un ouvrage culte et souvent comparé au Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry ou au Prophète de Khalil Gibran.
Aujourd'hui, Paulo Coelho est un homme honoré et une figure internationale de la scène littéraire. Au Brésil, il s'est vu récemment décerner une place à l'Académie des Lettres (l'équivalent de l'Académie française). Paulo Coelho a également créé une fondation pour le soutien des défavorisés au Brésil et s'investit dans de nombreux programmes humanitaires dans le monde, notamment pour l'Unesco.
Bibliographie -L'alchimiste, 1994 -Sur les bords de la rivière Piedra je me suis assise et j'ai pleuré, 1995 -Le pèlerin de Compostelle, 1996 -La cinquième montagne, 1998 -Manuel du guerrier de la lumière, 1998 -Véronika décide de mourir, 2001 -Le démon et mademoiselle Prym, 2002 -Onze minutes, 2003 -Maktoub, 2004