Fête du Trône 2006

La France rend hommage à Ben Barka

29 Octobre 2005 À 15:37

C'est une commémoration collective et exceptionnelle que le Maroc célèbre depuis hier et ce dimanche 30 octobre : l'enlèvement à Paris il y a quarante ans du leader national Mehdi Ben Barka. Pour ceux qui avaient vécu cet épisode dramatique de l'histoire post-indépendante du Royaume, le souvenir demeure vivace d'une étrange inquiétude lorsque la nouvelle tomba ce soir-là comme un couperet. On s'était rué sur les radios du monde entier, de la BBC en toutes langues à Radio Suisse romande, chacun y allant de son commentaire.

L'émotion dans le monde entier y était à son comble, elle était à la mesure de la personnalité de Mehdi Ben Barka dont on suivait le parcours et l'activité un peu partout. Si son enlèvement par des "barbouzes” en plein Paris, un jour d'automne, suscitait colère et indignation, en France notamment où il provoqua l'une de ces rares réactions acides du général de Gaulle, au Maroc les interrogations se faisaient nombreuses et désespérées.

Mehdi Ben Barka symbolisait la tête pensante d'une génération nationaliste, à la pensée aiguë et parfois radicale dont la véhémence, d'analyse et de propos, ne le cédait en rien à celle des leaders politiques de l'époque, prompts à réduire une réalité mouvante au schéma de la lutte de classes. D'une intervention à Paris à la Conférence tricontinentale qu'il s'apprêtait à présider à Cuba, il incarnait le leader incontesté du Tiers Monde, celui qui livra un combat sans concessions au colonialisme, au plan politique et intellectuel. Par une réflexion menée au pas de charge, il établissait un lien quasi organique entre mouvements de libération nationale de l'époque, structurés, armés parfois, et les aspirations émancipatrices des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique.

C'était la doctrine de la Tricontinentale dont il présidait l'éclosion et la mise en œuvre, conceptualisée et théorisée par lui et dont s'inspirent de nos jours encore les Altermondialistes. La conférence portant le même nom, qui devait d'ailleurs se réunir chez Fidel Castro, ne laissa pas indifférent les Etats-Unis, dirigés depuis peu par le démocrate Lyndon Johnson et empêtrés dans la "sale guerre” du Vietnam que le leader marocain ne se faisait pas faute de dénoncer avec vigueur.

La crise des fusées de Cuba venait à peine d'être surmontée, la CIA prêtant alors une oreille attentive à ce qui se tramait à la Havane. Mehdi Ben Barka n'inquiétait pas uniquement les Américains, mais aussi les Européens parce qu'il avait élu domicile à Genève où il recevait ses amis d'exil et ses visiteurs. Le rendez-vous fatal qu'il avait avec un certain cinéaste, ce vendredi 29 octobre 1965 au restaurant Lipp, devait porter d'ailleurs sur la réalisation d'un film, " les mouvements de libération nationale” dont la projection avait été prévue lors de la conférence tricontinentale de la Havane quelques mois plus tard…De cette conférence devait sortir un important document, un engagement irréversible, une sorte de programme d'action de tous les mouvements de libération qui combattaient en Afrique, en Asie et en Amérique.

Il signifiait aussi une menace évidente pour les régimes coloniaux qui sévissaient, pour l'Apartheid, pour certaines dictatures. Son rapt mit en veilleuse pour ne pas dire annula ce grand rendez-vous et mit en cause ce qu'on appelle les " services parallèles” de deux gouvernements, celui de la France et celui du Maroc, en fait le SDECE et les généraux marocains Mohamed Oufkir alors au faîte de sa puissance et Ahmed Dlimi.

Bertrand Delanoë , qui inaugure lundi 31 octobre la place Ben Barka en présence de Bachir son fils, des multiples et diverses associations, n'hésite pas à affirmer que "son enlèvement était dû selon toute vraisemblance au ci-devant ministre de l'Intérieur ( Oufkir) avec la complicité de fonctionnaires français agissant à titre personnel”. Il est sûr cependant que l'émotion avait été grande, officiellement et officieusement, aussi bien à Paris qu'à Rabat, le film qu'Yves Boisset qui lui a été consacré ayant révélé quelques années plus tard l'arrivée à Paris le même 29 octobre du général Oufkir, incarné par Michel Piccoli…A coup sûr, le nouveau film réalisé par Serge Le Péron, " J'ai vu tuer Ben Barka” dont la sortie est prévue ce 2 novembre, reprendra cette image et cette version d'un Oufkir, vêtu de sa tunique de manipulateur résolu à occire celui qui lui faisait de l'ombre, désigné comme son principal rival d'abord.

Car, ne l'oublions pas, une lutte à mort opposait Oufkir à Mehdi Ben Barka, fondateur de l'Union Nationale des Forces Populaires (UNFP). Elle opposait surtout un soudard sanguinaire, ce que Jean Lacouture avait appelé le "janissaire” et un leader devenu une figure emblématique auquel la Ligue des droits de l'Homme en France rend aujourd'hui un vibrant hommage.

Mehdi Ben Barka incarnait, il incarne toujours le combattant pour la libération nationale, le leader de la gauche. Sa mémoire s'inscrit dans la lignée de tous ceux qui ont eu à cœur d'émanciper le Maroc et de le sortir de la double ornière, celle du colonialisme et celle du sous-développement. Elle guide encore les pas de ses disciples et de tous ceux qui se réclament de sa pensée, elle inspire respect et admiration aussi chez ceux qui n'étaient pas dans sa mouvance ou qui pensaient autrement.

Le Maroc d'aujourd'hui ne peut que s'associer à l'hommage fait à ce grand visionnaire, radical et convaincu…

Une place dédiée à sa mémoire
La commémoration de l'enlèvement de Mehdi Ben Barka a donné lieu depuis quelques jours à une série d'événements : inauguration par le Maire de Paris, Bertrand Delanoë, d'une place portant son nom, sortie d'un film le 2 novembre, intitulé " J'ai vu tuer Ben Barka ” et réalisé par Serge Le Péron avec Charles Berling, Simon Abkarian, Josiane Balasko, Jean Pierre Léaud, Fabienne Babe et Mathieu Amalric.

Sous l'égide du Monde diplomatique, en collaboration avec la famille du défunt, la Fédération internationale de la Ligue des droits de l'Homme , l'Institut Mehdi Ben Barka Mémoire Vivante , Mémoire Vérité , Justice sur les assassinats politiques en France , Confluences Méditerranée , une conférence a été organisée vendredi 28 octobre au Sénat sur le thème " L'action judiciaire en France et au Maroc, après la levée du secret défense dans le dossier Mehdi Ben Barka ”. Samedi au Sénat également, un colloque a été organisé sur le thème " De la Tricontinentale à l'Altermondialisme ”. Un rassemblement " Pour la vérité et la justice, 40 ans après, la vérité n'est toujours pas établie ni en France ni au Maroc ” a été organisé enfin, hier samedi à 11 heures devant la Brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, endroit où le leader avait été interpellé par deux barbouzes déguisés, avant d'être conduit à Fontenay-le-Vicomte (Essone) , dans la villa Georges Boucheseiche, gangster notoire d'où il n'est plus jamais réapparu.
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