Le groupe a chanté pour les prisonniers d'Oukacha : Lemchaheb derrière les barreaux
«Allo Al Idara…Lamchaheb ou Nourredine Adib Waslou…Maâhom Essahafa…» (Allo la direction…Lamchaheb et Nourredine Adib sont là…la presse aussi), alerte l'un des gardiens de la prison locale de Oukacha (Casablaca). « Hadi 13h20…Rani Halit Lihom L Bab L Barr
Le groupe Lemchaheb fait partie du mouvement ghiwanien qui a révolutionné la chanson marocaine durant les années 70
LE MATIN
19 Mars 2005
À 19:18
Personnes n'entre ou ne sort sans être minutieusement contrôlé. «Cette journée est un peu spéciale. Nous avons l'habitude d'accueillir des artistes qui viennent présenter des spectacles aux pensionnaires.
Mais l'arrivée de la troupe musicale Lemchaheb, adorée par les pensionnaires et qui jouit d'une renommée à l'échelle nationale et internationale, est symbolique.
De peur que l'ambiance ne chauffe au moment de l'apparition des artistes, notamment le vétéran Sousdi, nous avons renforcé les mesures de sécurité à l'entrée et à l'intérieur du bagne», confesse Abdelkabir, le gardien - chauffeur qui a conduit les artistes depuis le Complexe Sidi Belyout jusqu'à la prison.
Pour sa part Mustapha El Kahldi, directeur de la troupe se contentait d'ânonner les noms des artistes aux matons : «Bouchra Houda, Abdellatif Bourguiba, Jamal Moutawakkil, Abdelaziz Maârouf, Abdelouahed Zouak, Tarik Benaïssa, Saïd Darif et Mohamed Mouâd .... Pour les journalistes, je pense qu'on vous les a déjà signalés»
Dans la cour externe qui sépare les deux grands portails de fer de la prison casablancaise, les artistes attendaient l'autorisation d'accès aux quartiers du pénitencier et les familles de détenus celle de l'heure des visites qui, selon une vieille dame «va tarder aujourd'hui parce qu'il y'a un spectacle de Sousdi et de sa troupe».
«Je suis venue d'El Jadida. Je viens chaque semaine rendre visite à mon mari qui purge une peine de cinq ans… aujourd'hui, je suis obligée de l'attendre plus longtemps puisque les prisonniers refusent de quitter le lieu du spectacle.
Personnellement, je comprends leur attitude. Un spectacle d'une troupe musicale telle que Lemchaheb leur fera tellement de bien. En plus cette chance ne se reproduira pas avant longtemps », avouera Leila, une jeune mariée dont la tristesse rend le regard insoutenable.
A cette heure de la journée, les familles se pressent déjà devant l'entrée de la prison. Des femmes et des hommes, portant de lourds paniers remplis de victuailles, de vêtement et, parfois, de médicaments, attendent leur tour pour une rencontre qui, d'après un gardien, « apporte un soutien moral aux détenus, compense l'absence de leurs familles et de leurs amis et participe à leur réadaptation et à leur réinsertion dans la société, une fois dehors ».
Les dix minutes d'attente au sein de cet espace qui sépare deux mondes sont intenables. Bouchra, la seule femme du groupe Lemchaheb, avance en jetant un regard apeuré sur Sousdi, Abdellatif et les autres. Mais le sourire des membres de l'administration pénitentiaire, présidés par le directeur adjoint, Bilal Al Ibrahimi, l'a rassurée. Invités à prendre un verre de thé au buffet réservé aux fonctionnaires de la prison, les artistes paraissent impatients de rencontrer leur public.
« C'est une expérience riche que je vis aujourd'hui. Chanter devant des prisonniers est un grand honneur pour chaque artiste », déclare Bouchra. Depuis l'intérieur du bâtiment s'élevaient les voix des pensionnaires : «Lemchaheb… Sousdi… Lemchaheb».
«Ils vous attendent», dit M. Bilal en invitant la troupe à le suivre jusqu'à la grande salle d'exposition. «Elle possède une grande scène qui peut accueillir toutes sortes de spectacles. Elle représente, pour les pensionnaires, un espace de liberté, d'échange et d'amour. Nous y organisons des pièces de théâtre, des soirées musicales, comme nous y projetons de temps à autre des films marocains et étrangers», précise Abdemajid Rajahi, responsable des activités artistiques et culturelles.
Sur les mûrs, des posters d'acteurs de renoms et de films sont accrochés. Le public est déjà là. Confortablement installé. Sousdi avait les larmes aux yeux en entrant dans la grande salle.
« Que le spectacle commence », dit-il comme pour surmonter son trac. Place donc à la musique. Le Mondole d'Abdelouahed Zouak réalise le miracle : certains dansent, d'autres chantent. L'atmosphère est cordiale. Sousdi, toujours les larmes aux yeux, demande à son public de l'accompagner en choeur. D'une chanson à l'autre, Lemchaheb réussissent à transporter les prisonniers vers d'autres cieux. Jusque tard dans la soirée.
Souvenirs, souvenirs ...
Lemchaheb est né autour d'une table de « La Comédie », célèbre café du centre-ville de Casablanca, situé en face du défunt théâtre municipal. C'est là, que Moulay Chérif Lamrani avait rencontré le régisseur de Nass El Ghiwane, un certain Mohamed Bakhti. «Je sais que tu as bossé avec les Ghiwane, on veut monter un groupe comme eux, aides-nous ».
En 1973, en pleine gloire de Nass El Ghiwane, Moulay Chérif Lamrani était un musicien accompli. Originaire de Boudnib, il est le fils de Mbarek Boudnibi, connu pour avoir longtemps dirigé un orchestre à Oran.
Dès ses premières apparitions, Moulay Chérif avait choisi de jouer du Mondole. Comme son père. Une différence néanmoins : le manche de son instrument est plus long que permis !
Chérif, qui a un faible pour les frères Mégri alors en plein boom, est imbibé de musique algérienne (sa mère est Algérienne). Pour que la mayonnaise prenne, il fit appel à un parolier de talent Mohamed Boulmane, instituteur à Hay Mohammadi (et ancien gardien du TAS).
A eux deux, ils ont écrit, composé et joué une première « maquette » en compagnie d'un certain Boukili d'Oujda et de Larbi Kessa. L'enregistrement, fait dans des conditions artisanales, est présenté à Bakhti. Le verdict tombe comme un couperet : « C'est intéressant », juge l'ancien régisseur de Nass El Ghiwane, «mais pour avoir le succès des Ghiwane, il vous faut d'autres musiciens et des chanteurs».
Moulay Chérif retourne à son quartier, le Belvédère, et reprend son travail à l'usine Carnaud, où il est dessinateur. Il a confié cette recherche à Bakhti, instituteur qui a un immense avantage sur lui : il dispose d'un local aux Roches-Noires, où bien des groupes sont venus répéter, voire habiter quelque temps. Après les Ghiwane, il avait pris sous son aile Tagadda dont faisait partie Mohamed Batma, le frère de Larbi. Bakhti auditionne à tire larigot et finit par dénicher la perle rare : les « Tyour El Ghourba » (oiseaux de l'exil).
Originaire de Marrakech, le groupe est composé des deux frères Bahiri, Ahmed et Mohamed, anciens de la troupe de Hamid Zahir, et d'une jeune fille de 15 ans, Saïda Birouk. Les « Tyour El Ghourba » tournent en rond et n'arrivent pas à trouver un producteur pour les enregistrer. Ils sont en quête, eux aussi, d'un nouveau groupe où ils pourraient s'intégrer.
Bakhti les présente à Chérif qui leur fait subir un « examen » musical et l'affaire est conclue. Mais il restait un problème : Saïda. « Il a fallu monter chez sa famille à Marrakech pour lui expliquer qu'elle pourrait faire une carrière d'artiste à Casablanca », se souvient Mohamed Bakhti.
«Je me suis personnellement porté garant de sa sécurité et de sa bonne éducation », explique-t-il. La jeune Saïda habite chez la famille Bakhti aux Roches-Noires. En 1973, le groupe, composé de Chérif, Saïda et les frères Bahiri (en plus de Bakhti, le manager) voit officiellement le jour. Il signe chez Barclay, alors en prospection au Maroc et entame ses premiers enregistrements (Al-Khyala, Bladi).
Chérif dessine les célèbres costumes qui signent le look du groupe, sa mère les découpe. Un an plus tard, en 1974, le temps des premières prestations scéniques, les affiches sont conçues par l'omniprésent Chérif, qui n'a rien perdu de son talent de dessinateur.