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Les espaces collectifs dans les sociétés rurales : une gestion au service de la cohésion des groupes

29 Avril 2005 À 17:10

La gestion des espaces collectifs a toujours été une préoccupation majeure des collectivités rurales à travers toute leur histoire. Elle touche une variété d'espaces et s'opère de façon presque insistante autant les problématiques sont constantes et identiques.

L'existence de ces mêmes collectivités villageoises repose, de toute évidence, sur l'occupation et la mise en valeur de ces espaces. Le souci majeur est constant. Il consiste à assurer la cohésion du groupe.
Pour se faire, le groupe se meut dans l'enceinte du village, s'organise, produit des règles de droit à tous les niveaux les plus variés.

L'on se limitera dans cette escapade à ne soulever que certains aspects, à charge pour nous, de poursuivre cette investigation dans d'autres livraisons. Les trois volets que nous soumettons au débat sont l'enceinte du village, igherm, le terroir agricole et le partage de l'eau.

Dans son ancienne configuration, igherm est un espace qui est entrain de disparaître pour ne laisser que des vestiges et des ruines muettes et désolantes dans les fabuleux paysages ruraux de notre pays. Il est pourtant porteur d'un discours historique fort et consistant. Il est le dépositaire de toutes les traditions, les structures, les coutumes, parties intégrantes de notre patrimoine et de notre culture. En égard à l'importance du sujet, nous n'avons jamais cessé d'attirer l'attention sur ces chefs-d'œuvre en péril, ce patrimoine, cette culture qui sont entrain de disparaître sous nos yeux.

D'autres voix se sont élevées depuis lors. Igherm est un espace multi-dimensionnel. Il signifie d'abord l'espace physique de résidence, de cohabitation et nourrit de ce fait la dimension d'appartenance et de filiation par référence à un espace : uygherm, ayt igherm ( le ou les gens du village ) ce qui présage déjà d'une cohésion et d'une appartenance commune.

Il est ainsi le centre et le moule de toute l'organisation sociale, économique, culturelle et politique. Le choix d'un espace de ce type permet de montrer certains de ses aspects, d'abord au niveau du cadre lui même, ensuite dans ses composantes humaines, ses rapports internes et externes et enfin dans ses aspects de la vie quotidienne liée à son organisation et aux principaux mécanismes qui les soutiennent.

Chaque igherm a son histoire colportée par les anciens au fil des temps. Certains de ses segments nous sont parvenus par des manuscrits de familles. Cette histoire suscite de l'intérêt. Elle se fonde sur des indications qui leur sont presque identiques : sa fondation, sa dénomination qui peut être double, ses composantes sociales et familiales, ses conflits, ses alliances internes, les évolutions des lignages dont il est formé et enfin sa distribution dans des espaces en son sein Sa composition interne est intéressante.

Elle est simplement la transposition de la stratification et de la sédimentation inhérente au processus et à l'histoire de son peuplement. D'ailleurs, les multiples transactions immobilières attestent des mutations spatiales faites au profit de nouveaux allogènes.

D'autres sanctionnent des extinctions de certaines familles originelles. L'histoire sociale de ces groupements est à plus d'égards intéressante car elle est porteuse d'une dynamique qui défie celle des collectivités apparemment plus imposantes. Ses rapports avec les autres villages sont tantôt conflictuels, tantôt d'alliance.

Certains petits manuscrits sont révélateurs. On se limitera à n'en citer que deux. Le premier est en relation avec le rempart du village, le second à la porte centrale, l'unique de l'édifice.

Un petit manuscrit daté de 1767 présenté par Mohamed HAMMAM est relatif à un accord convenu entre les habitants du village de Tirigiwt.
Après avoir construit collectivement le rempart qui clôture igherm, ljma't dispose que chaque famille assume la responsabilité de la partie du rempart se trouvant dans les limites de sa demeure.

La hauteur du mur construit est de neuf «alwah» (sing. Luh qui signifie le coffret de terre battue) soit l'équivalent d'une dizaine de mètres de hauteur. Chaque famille est donc responsable de tout dommage de quelque nature qu'il soit devant atteindre et mettre en péril le rempart qui sécurise l'espace de igherm par le biais des eaux ou autres intempéries.

Au cas où l'édifice serait partiellement détruit, la communauté participe à sa reconstruction à hauteur de quatre «alwah», à charge pour la famille d'en achever toute seule et à ses frais la construction pour atteindre la hauteur initiale, soit neuf «alwah».

La solidarité villageoise, nous allons à travers cette escapade, la montrer est la condition requise pour assurer une cohabitation aussi parfaite que possible.
Un second document fait ressortir que la quasi-totalité des villages fortifiés disposent d'une seule porte centrale. En effet, un manuscrit en date de 1935, relatif à un témoignage rendu par huit vieillards d'un village selon lequel ils attestent que : « de leur vivant et aux dires de leurs ancêtres, leur village n'a jamais eu qu'une seule porte centrale. Personne n'a jamais eu à ouvrir une porte individuelle ».

Nonobstant la confirmation de cette donnée fondamentale dans la configuration spatiale de l'époque, la date de 1935 marque le début d'une régulation des rapports de force dans cette société oasienne. La guerre de Bu Gafer en mars 1933 marque la fin de la « pacification » du sud. Le pays semble trouver une certaine stabilité qui se traduira par le début de la fin des structures sociales traditionnelles qui avaient régulé pendant des siècles la vie en groupe. Ce témoignage est intéressant.

Il sous-tend une nouvelle forme de comportement. Les familles commencent à percer des portes individuelles. Il vient remettre en question une nouvelle donne qui caractérise la conception de l'espace d'alors. Le village est régi par des règles précises.

Il est une propriété collective indivise. La pénétration coloniale s'est traduite par la nomination de nouveaux imgharn, la formation de nouvelles élites locales qui vont influer ostensiblement sur la configuration spatiale du village lui même. Celui-ci, finira en peu de temps par éclater. Les différentes familles construisent des maisons individuelles plus spacieuses et de plus en plus espacées, les nouvelles élites, de véritables châtelets familiaux.

Les flux migratoires s'intensifient. Les anciens métayers, par les produits de l'émigration s'investissent ardûment pour accéder à un nouveau statut social au sein de la communauté. Les structures d'antan s'effritent de plus en plus pour disparaître enfin sous les décombres d'autres structures qui leur ressemblent dans la forme mais non dans l'esprit et moins dans le fond.

Le terroir agricole semble garder dans sa configuration les liens de parenté entre les composantes du village. Là où les généalogies sont muettes, le terroir est explicite. La grande partie de « lasl », patrimoine originel se caractérise par une contiguïté frappante. Les parcelles actuelles n'étaient qu'une seule qui s'est fractionnée par le phénomène des ventes et des héritages successifs, ce qui leur a donné des dimensions parfois microscopiques.

L'ascension qu'avaient connue certains lignages se trouve capitalisée au niveau du domaine foncier et aussi au niveau de la distribution et du partage de l'eau.

La cohésion véritable du groupe se joue au niveau du terroir et des eaux. La précarité des moyens de production, l'irrégularité de l'eau et les multiples antagonismes entre villages ou groupes de villages expliquent la nécessité de se maintenir en vie et renforcent donc leur solidarité. Cet aspect fait l'objet de toute une réglementation des plus précise.

L'entretien des khettara et du réseau de la petite hydraulique sont des données fondamentales du terroir. Plusieurs manuscrits nous renseignent sur toutes les modalités qui leur sont inhérentes. Là, le rôle du terroir est encore plus fort que celui de la parenté dans la cohésion du groupe. Les transactions se font généralement entre familles et au pire entre lignages du même village. Se dessaisir d'une parcelle de terrain est une honte.

L'atmosphère ambiante était assez tendue. Le terroir agricole se devait d'être l'objet de toute une organisation. Il est la survie des populations. Un seul élément permet d'étayer ce constat. De Foucauld était frappé par certains vestiges qui jalonnaient les berges des oueds présahariens. Il écrit : « Je vois apparaître en grand nombre des bâtiments curieux dont j'avais remarqué quelques types chez les Ait Seddrât du Dra.

Ce sont les ageddim : l'usage en paraît spécial à l'Ouad Dâdes, au Todra, au Ferkla et à certains districts du Dra : du moins je ne les ai vus qu'en ces endroits. Dans les deux premières régions ils sont nombreux, on en rencontre à chaque pas ; dans les deux autres, ils sont moins fréquents. Ici, sur les limites des qçars, au bord de l'oued, au milieu des cultures, les aggeddims se dressent en foule... ».

Ces bâtiments étaient dédiés au gardiennage des cultures et des canaux d'irrigation. Le système d'irrigation comme écrivait P. Pascon : « consiste en une simple prise sur la rivière, alimentant un canal en terre qui, après un parcours passif ou moins long et souvent acrobatique le long du lit de l'oued... ».

Le partage se fait globalement au niveau des ayants droit qui peuvent être de villages différents. Le partage se fait au prorata du patrimoine. La rotation se fait chaque semaine. La procédure de partage des eaux ne se fait qu'au moment où l'eau se fait rare notamment en été. Les modalités de partage sont multiples.

Elles sont décidées par la communauté elle-même. L'une d'entre elles consiste à irriguer l'ensemble du terroir du village dans l'intervalle temps qui lui revient, parcelle par parcelle «iguer s-iguer » jusqu'à la dernière. Une deuxième est aussi usitée, celle qui consiste à partager le temps imparti sur les lignages au prorata du patrimoine dont chacun dispose. La vente d'un terrain agricole englobe ipso facto son équivalent en eau, ce qui est loin d'être la règle dans d'autres régions où celle-ci est une propriété à part entière.

Ceci dénote d'un phénomène qui n'est pas nouveau, celui qui consiste à dire que l'eau est le point sensible où «se jouent effectivement des solidarités qui dépassent celle de la famille ou du lignage entre les usagers directs ». L'eau qui est un indicateur fiable de cette société, révèle et confirme les mutations au niveau des rapports de force entre les composantes du village.
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