Management : de la théorie des organisations à la sociologie des entreprises
26 Septembre 2005
À 16:01
Quand les managers parlent de l'entreprise, ils le font de deux façons. Soit avec un lexique empirique et très médiatique : les autodidactes, ou alors ils usent d'un jargon des initiés.
Rarement des vocables de la sociologie, ou de psychologie sont cités comme grilles de lecture des réalités sociales des entreprises. Et pourtant, ces disciplines "molles" n'hésitent plus à pénétrer la certitude du "Management" pour parler du pouvoir, de la coopération dans l'entreprise et du changement, et souvent elles ne manquent pas d'audace et de rigueur. Un voyage dans le temps pour mieux comprendre la trame de l'évolution des idées sur l'entreprise et le salarié.
I) Les théories des organisations :
Le temps des ingénieurs : la rationalisation du facteur humain
Henri Fayol dans son livre "Administration industrielle et générale" en 1916, a préconisé une idée centrale à savoir " un seul chef pour chaque employé " et une tâche claire et précise pour chaque salarié.
Quant à Taylor, il voulait lutter contre "la flânerie systématique" des ouvriers. Elle résultait d'après lui de deux facteurs : la conviction de l'ouvrier qu'un travail supplémentaire ne lui apporte rien, et l'existence de mauvaises habitudes. Sa fameuse Organisation scientifique du travail (OST) qui se résumait alors à trois principes :
1. La séparation de la conception de l'exécution, cette vision a déplacé le pouvoir au bureau de méthodes et au détriment de l'atelier.
2. L'analyse rigoureuse des différentes tâches et leur subdivision le plus possible.
3. La rémunération à la pièce pour inciter les ouvriers à l'effort.
L'école des relations humaines
A l'origine de l'école des relations humaines, les expériences menées dans Western Electric par Elton Mayo et son effet "Hawthorne" : toute modification de l'environnement positive ou négative amène les employés à réagir dans le sens qu'ils s'imaginent souhaité par les chercheurs : plus de production. On a découvert à cette occasion l'importance de l'effet du groupe sur l'efficacité de chaque individu. Les travaux de Mayo ont été complétés par Maslow, et enfin Herzberg. Maslow s'est intéressé aux besoins de l'individu. Des besoins organiques, de sécurité, de l'estime des autres et de la réalisation de soi. Pour Herzberg, la motivation est la clef de tout, il a démontré que la satisfaction au travail vient plus du contenu même des tâches.
Une approche plus globale de l'organisation : l'école socio-technique
L'Institut de Tavistock à Londres a opté pour une vision dite socio-technique. L'entreprise est composée de deux sous-systèmes en interaction permanente : L'un social et l'autre technique. Une réconciliation entre les deux théories précédentes: le Taylorisme et les relations humaines. A l'origine de cette théorie, une étude faite en 1951 par Trist et Bamforth pour analyser une nouvelle technique pour extraire le charbon. La conclusion stipulait que la technologie employée n'est pas conforme au type de l'organisation de l'entreprise.
La célèbre contingence de Mintzberg
Dans les années 90, le Canadien Mintzbzerg s'est attelé à synthétiser les différentes approches de l'organisation, reprenant l'ensemble des accumulations des connaissances sur l'organisation Mintzbzerg et la ramène à quelques fonctions de bases :
• Une fonction de coordination des différents rôles (direction stratégique, production, gestion des méthodes, logistique).
• Une fonction de moyens pour jouer ces rôles avec succès (la communication informelle, les procédés, les rapports hiérarchiques, les objectifs et les quantifications).
• Une fonction du choix de principe d'organisation (structure mécanique ou organique, centralisation ou pas)
Ce travail a relativisé le bien-fondé du taylorisme qui a connu un immense succès dans le monde entier. La théorie des contingences contient un déterminisme latent que Mintzberg ne voit pas et que Crozier va expliciter.
II) La sociologie des entreprises
La sociologie de l'action organisée:
Michel Crozier a fondé CSO (Centre de la sociologie des organisations), rejoint par Friedberg et les autres comme Sainaulieu. Crozier et Friedberg proposent une théorie innovante appelée " l'analyse stratégique ". Pour eux, l'individu n'est pas motivé que par le gain comme le dit Taylor ou encore ne réagit qu'au stimuli comme le prétend l'école des relations humaines. Ils nous précisent que toute la réflexion sur un système doit partir d'un individu libre et capable de décisions et de choix, d'ou "une vision politique de l'organisation". Cette théorie part de trois postulats et proposent trois concepts d'analyse pour développer leur théorie. Les postulats :
1. l'individu n'accepte pas d'être traité comme un simple moyen pour atteindre un but fixé ; il n'existe pas un but unique par organisation mais un but pour chaque acteur de l'organisation,
2. au sein de l'organisation, tous les acteurs jouissent d'une liberté relative, ils possèdent des marges de liberté qui leur permettent d'interpréter, voire de transformer leur rôle au sein de l'organisation,
3. l'acteur a une rationalité limitée au sens de March et Simon, il choisit la solution qui lui paraît la meilleure pour attendre les buts qu'il s'est fixé. Les concepts sont :
• Le système d'action concret : c'est l'ensemble des relations entre acteurs de l'organisation, et des règles (formelles ou pas) que se donnent les acteurs pour résoudre les problèmes concrets au quotidien. Ce sont des jeux d'acteurs liés par l'interdépendance dans le système.
• La zone d'incertitude : un point central au sein d'une organisation, il y en a plusieurs incertitudes et à tous les niveaux (commercial, technique, financier) ; on parle alors de la zone d'incertitude, l'incertitude est la source du pouvoir dans un système.
• Le pouvoir : dans la lignée de Dahl, Max Weber, ou Marx, il est défini comme la faculté d'obtenir de quelqu'un de faire quelque chose qu'il n'aurait pas fait sans votre intervention.
Il y a quatre sources de pouvoir : une compétence rare pour le système et difficilement remplaçable dans le contexte, la connaissance des règles organisationnelles, la maîtrise de relation avec l'environnement, la maîtrise des informations. Ces quatre zones renvoient toutes à la maîtrise de la zone d'incertitude, c'est la condition d'existence du pouvoir.
L'analyse stratégique a mis en évidence la distance entre le système concret réel et le système formel. Cette théorie a apporté une nouvelle façon de voir l'entreprise de l'intérieur, on ne regarde plus que les organigrammes on analyse les pratiques des jeux acteurs et leurs logiques concrètes d'actions dans le système.
La limite de l'analyse stratégique est qu'elle n'articule pas assez l'entreprise et la société. L'apport de cette école de pensée est important.
Les tendances récentes : l'émergence d'une sociologie de l'entreprise
La sociologie de l'entreprise se penche conjointement donc sur " l'intérieur "et sur "l'extérieur "de l'entreprise, citant alors Christain Thudéroz qui a tenté d'élargir la définition de l'entreprise en un ensemble articulé en trois sous-systèmes autonomes : le système productif, le système organisationnel et le système institutionnel en interaction étroite.
Iribarne, qui examine la relation entre "la culture nationale" et le management, a expliqué la tendance au consensus et à la négociation en Hollande, le poids déterminant des termes de contrats en Amérique et enfin la " logique de l'honneur " en France. Pour lui, la division cadre, agent de maîtrise et ouvrier, est une continuité de l'ordre ancien de la société française : la noblesse, le clergé, et le tiers-état.
Bruno Latour et Michel Callon, eux, tentaient d'expliquer le phénomène de la production des sciences, mais le modèle est entendu à l'entreprise. On parle des " réseaux " (méta-organisation comportant des humains et non humains mis en intermédiaires les un avec les autres). Cette approche est utile pour expliquer l'innovation dans l'entreprise. D'après les auteurs, ce ne sont pas les meilleures idées et les inventions géniales qui résistent, ce sont les mieux adaptées et soutenues par " le réseau ".
Laurent Thévenot et Luc Boltanski ont une approche originale, ils distinguent différentes cités qui cohabitent au sein d'une entreprise. La cité inspirée ( création…), la cité domestique ( familles, traditions, ancêtres… ) , la cité de l'opinion ( parrainage, image sportif…), la cité civique ( l'intérêt collectif, liberté, solidarité…), la cité marchande (concurrence, client, prix, profit..) et la cité industrielle (la performance technique, machine, la standardisation…). Elles sont toutes présentes au sein d'une entreprise avec des degrés différents. La psychanalyse est utilisée par Eugène Enriguez. Une approche qui se base et prolonge le travail de Freud. Pour penser les organisation et le changement social, on a besoin de dépasser une idéalisation à outrance des littératures managériales creuses: chartes, outils, des comités d'éthiques chers à nos managers.
* Abdallah Eljout - Consultant en Ressources Humaines et Politiques Sociales