Quelle politique pour quelle diversité linguistique au Maroc ?
LE MATIN
29 Mars 2005
À 16:04
Au lendemain de l'indépendance, le souvenir de la "politique berbère" de la France, puissance protectrice, est dans tous les esprits. C'est donc très logiquement que l'Etat national en construction accordera une priorité politique à l'unité, notamment linguistique, au détriment de la diversité culturelle de fait de la société marocaine. Comme le faisait remarquer l'anthropologue et linguiste Edward Sapir, « dès qu'un groupe politique et national est solidement constitué, il fait le choix d'une langue comme symbole de son existence ; d'où l'émergence progressive de ce sentiment spécifiquement moderne qui veut que chaque langue soit le moyen d'expression particulier d'une entité nationale distincte ».
Le Maroc, à l'instar des autres Etats maghrébins anciennement colonisés par la France, a consacré l'arabe "moderne" comme langue officielle au titre de la constitution, tout en maintenant de facto le français comme langue de travail dans divers secteurs de l'administration, de l'enseignement, notamment scientifiques et techniques, dans le privé et les médias, et en faisant peu cas des langues locales qui se trouvent ainsi en situation de « minoration ».
La constitution marocaine reste de ce point de vue un texte de caractère nationaliste, "jacobin". Elle porte en elle les conditions de l'époque de sa première rédaction. Ainsi, une politique linguistique ambivalente, « plus symbolique et idéologique que rationnelle et efficiente », est établie entre arabisation et francophonie, entre «pesanteurs de l'authenticité et aspirations à la modernité ». Aussi, n'est-il point nécessaire d'être grand clerc, linguiste patenté « diglossie-pluriglossie » pour sentir, voir et comprendre au quotidien au Maroc, et au Maghreb d'une manière générale, – au coin de la rue, dans le brouhaha d'un souk, dans la cour d'une école, sur les bancs des facultés, en lisant la presse ou la littérature administrative produite par notre bureaucratie nationale – que l'insécurité culturelle et son corollaire l'insécurité linguistique sont à l'œuvre dans la société!
Dans une déclaration faite le 21 février de cette année à l'occasion de la Journée internationale de la langue maternelle, le directeur général de l'Unesco rappelle que « l'enseignement de la langue maternelle et le multilinguisme sont les points cardinaux d'un développement durable qui assure l'ancrage de chacun dans sa culture d'origine et la possibilité pour tous de s'ouvrir aux autres et de tirer les bénéfices d'un monde en interaction croissante».
Son sous-directeur général pour l'éducation va plus loin lorsque, faisant référence à des recherches menées par un laboratoire de l'Université George Mason (Virginie) depuis 1985, il soutient que « les enfants dont l'éducation a commencé dans leur langue maternelle prennent un meilleur départ, et réussissent mieux par la suite, que ceux dont la scolarité a débuté dans une langue autre que la leur (…). Cette conclusion est désormais largement appliquée, même s'il existe encore des gouvernements qui tiennent à imposer dès le départ une langue étrangère aux jeunes enfants, soit par un souci erroné de modernité, soit pour traduire la prééminence d'un groupe social ».
Conflits linguistiques et conflits de lois
La question linguistique dans le Maroc indépendant met en évidence les conflits de lois introduits par la colonisation et le pluralisme juridique qui s'en est suivi, entre :
i. des lois anciennes exprimées en arabe, la coranique et la makhzenienne;
ii. des règles coutumières qui s'expriment dans les langues maternelles ;
iii. des lois nouvelles, modernes, celles votées par le Parlement, exprimées dans la langue officielle, celles élaborées par l'administration sous forme de décrets et arrêtés exprimées en arabe et en français, et celles enfin du marché mondialisé exprimées dans des langues étrangères.
Ces conflits linguistiques et de lois persistent un demi-siècle après l'indépendance. Ils mettent à jour d'autres conflits d'ordres politiques et idéologiques et des intérêts économiques divergents. Au plan économique et social, la maîtrise des langues étrangères a été et reste un moyen de promotion sociale par la facilitation de l'accès au marché mondialisé et à ses richesses potentielles.
Au plan idéologique et politique, le pluralisme linguistique non assumé entretenait, reproduisait, les antagonismes sociaux et confortait les positions des élites et des classes dominantes, situation qui perdure aujourd'hui encore. De ce fait, l'arabisation a été et reste considérée par les partis nationalistes et de gauche comme le pendant culturel d'une justice économique et social à mettre en œuvre pour atténuer les écarts sociaux et les inégalités de chance.
Il y a bien eu quelques tentatives pour donner un sens à l'affirmation constitutionnelle sur l'officialité de la langue arabe, par l'arabisation de la justice notamment et quelques essais moins heureux dans d'autres secteurs de l'administration publique et de l'enseignement. Mais à chaque fois, la machine de l'arabisation, après s'être mis en branle, s'arrête voire rebrousse chemin.
Avec l'alternance politique (1998-2002), la question de l'arabisation de l'administration a été de nouveau à l'ordre du jour. Malgré les injonctions d'utiliser la langue arabe, dont la dernière en date émanait de l'ex-Premier ministre socialiste A. Youssoufi, l'administration continue à se cacher derrière l'excuse de la technicité pour utiliser la langue «étrangère ».
La consécration constitutionnelle de la langue arabe, fondée historiquement comme symbole d'un vouloir vivre ensemble moderne, national, s'est réalisée grâce à la mise en sourdine, à un oubli prémédité, de la diversité culturelle et linguistique intrinsèque du peuple marocain. L'ébauche d'un projet de société démocratique, i.e. pluraliste, porte en lui les nécessités d'aménagement d'espaces d'expression de cette diversité mise entre parenthèse un moment.
Aujourd'hui, l'expression du pluralisme linguistique, des spécificités ethniques et culturelles régionales n'est plus ressentie par l'écrasante majorité des composantes du peuple marocain comme attentatoire à l'unité de la nation mais, bien au contraire, comme l'une des conditions d'un pacte national, politique, en cours d'élaboration et de configuration et dont la pose de la première pierre a été symbolisée par la création, en 2001, de l'IRCAM et l'ouverture, en octobre 2003, des premières classes d'amazighe au sein de 317 écoles publiques.
Officialiser l'amazighe
La réforme linguistique, émanation d'une politique du même nom, est une opération audacieuse qui ne peut être entreprise que par un pouvoir fort ou lorsqu'un courant démocratique majoritaire est capable de prendre le risque, courageux, de la présenter au débat public puis à la sanction électorale. Ces conditions ne semblent pas être réunies au Maroc aujourd'hui où existe un sentiment diffus de la nécessité de cette politique linguistique.
Du côté du grand nombre, l'opinion est consciente de l'importance qu'il y a à prendre en compte la diversité linguistique, et partant culturelle, pour faire aboutir le projet politique du Maroc en ce début de XXIème s. Les évolutions institutionnelles et culturelles que connaît le pays depuis une décennie et demie font que la problématique linguistique marocaine se présente désormais sous un jour nouveau. Toujours en cours, ces évolutions dérangent lentement mais sûrement le statu quo linguistique tel que gravé dans le marbre constitutionnel il y a plus de 40 ans.
A l'instar des démissionnaires de l'IRCAM, il y a au sein de la communauté intellectuelle amazighophone un sentiment que le moment est venu pour que la question de l'amazighe et de l'amazighité prenne toute la place qui leur revient dans le champ culturel et politique marocain, et que la constitution marocaine consacre expressément la langue amazighe comme langue officielle.
Du coup, à la lumière de la négociation politico-culturelle à laquelle on assiste, l'on se rend compte non sans étonnement, à la faveur d'une lecture attentive de la constitution, que le constituant s'était bien gardé de « sacraliser » la langue arabe comme il l'avait fait pour les caractères monarchique et musulman de l'Etat mis, tous deux, hors de portée de toute velléité de révision, au titre de l'article 106 de la constitution.
Avec la constitutionnalisation de la région comme collectivité locale à l'occasion de la révision constitutionnelle de 1996 (article 100) et les tractations autour de l'affaire du Sahara, rien n'interdit dès lors de penser que le constituant puisse demain consacrer, selon une forme qui resterait à préciser, la diversité linguistique et culturelle marocaine et faire en sorte que le Maroc et les Marocains se réconcilient pleinement avec leur être, c'est-à-dire avec leur histoire, leurs régions, leurs langues et leurs cultures.
Car, comme le principe en a été consacré par "la Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle ” en 2001 et formulé quelques années auparavant par le sociolinguiste marocain Ahmed Boukous, « pour susciter l'adhésion de quelqu'un, il faut le reconnaître dans toutes ses spécificités (...). La revendication linguistique et culturelle est une réclamation de la démocratie tout court».
(II-Un pluralisme non assumé)
* est docteur d'Etat en science politique, professeur associé à la Faculté de Droit de Rabat-Souissi.
Auteur du livre « Projet national et identité au Maroc. Essai d'anthropologie politique, Casablanca-Paris, Eddif – L'Harmattan, 2002»
mo_benjelloun@hotmail.com