L'humain au centre de l'action future

«Ibn Khaldoun est un penseur pour tout le monde autant que Michel Foucault»

Interview : Ali Benmakhlouf, Maître de conférence à l'Université de Paris-X.
>Les deux figures représentent une passerelle entre le monde arabo-musulman et l'Europe

29 Novembre 2006 À 16:20

Le Matin : Quel est l'intérêt du paralléle que vous établissez entre Michel Foucault et Ibn Khaldoun ?

Ali Benmakhlouf :
L'intérêt est multiple.
Il s'agit tout d'abord de décloisonner les spécificités nationales. Ibn Khaldoun est un penseur pour tout le monde autant que M. Foucault, il est donc important de rapatrier l'histoire de la pensée musulmane dans l'histoire de la pensée en général.

Second enjeu, quand on compare on évite d'essentialiser, on évite la crispation identitaire en disant qu'Ibn Khaldoun est le notre et M. Foucault est le leur. Les deux nous aide à penser.

Le troisième enjeu est d'ouvrir une boîte à outil, non pas sous la forme de pièces doctrinales qui consiste à restituer les doctrines, mais pour voir quels outils ils peuvent nous fournir pour pouvoir réfléchir sur les sciences humaines et leurs méthodologies.

Parmi ces outils, il faut citer en premier lieu le rapport du particulier à l'universel, et notamment la question de savoir est-ce que le particulier n'est qu'un sous-universel ou est-il une occasion pour déplacer un peu l'universel.

Ensuite se demander si l'exemple est toujours exemplaire ou s'il est représentatif d'une singularité unique, et si par ailleurs la notion de modification historique, de changement, de "tabdil al ahwal'' ne donne pas une rationalité spécifique à l'histoire qui n'est pas une rationalité théologique pas plus que d'une rationalité métaphysique ou juridique, qui est proprement historique.

Il est donc important de reconnaître que dans ce "tabdil al ahwal'', nous avons beaucoup de lacunes, d'oublis.
Tout, naturellement, n'est pas transmis, il existe des transmissions fortes et d'autres qui sont plus faibles.

Ibn Khaldoun dit que la transmission des Coptes, des Caldéens, des Syriaques, n'était pas aussi forte que celle des Grecs, alors lorsqu'on fait l'histoire les savants et les non savants sont tous ignorants parce qu'il y a des fils qui se perdent.

Tout en réfléchissant sur Ibn Khaldoun, vous avez le souci de vous poser des questions de notre temps, notamment ce problème de l'investissement de la raison par le religieux. Vous avez relevé entre autres qu'Ibn Khaldoun semble nous dire: «laisser Dieu s'interpréter lui-même, occupons-nous d'interpréter notre monde».

Exactement, parce que le monde est en re-création par les grands bouleversements. Un exemple a été donné d'après Ibn Khaldoun, à savoir, «même les rivières et les fleuves, ce sont les hommes qui les conduisent vers un sens ou un autres». Nous intervenons sans cesse sur la nature et cette histoire spécifique de l'homme qu'il faut restituer dans sa dimension sans la rendre dépendante de quelque chose d'autre, en l'occurrence la volonté de Dieu.

Sommes-nous redevables de cette idée à Ibn Khaldoun ?

C'est quelqu'un qui a vraiment promu l'histoire sous la forme de ‘Oumran' qui comporte la poésie, la théologie, la philosophie, la géographie, la géologie etc Bref, c'est quelqu'un qui a croisé tous les savoirs pour arriver à cet objet spécifique qui l' «Oumran» ou la civilisation.

Le cas, l'exemple, le modèle
C'est l'intitulé du colloque que la Fondation du roi Abdul Aziz a organisé sous la direction de Ali Benmakhlouf. Il s'agissait «d'analyser "les pièces et les circonstances'' des rationalités discursives et historiques qu'Ibn Khaldoun et M. Foucault ont mises au point» afin d'explorer la méthodologie des sciences humaines» et d'établir des passerelles entre le monde arabo-musulman et l'Europe.

Ce colloque fait partie d'une série de rencontres initiées par la Fondation du roi Abdul Aziz depuis 1993 en collaboration avec le Collège international de philosophie et dont les travaux sont publiés au Maroc.
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