Fête du Trône 2006

Comment se guérir de la dépression post-révolutionnaire

27 Mars 2006 À 15:37

T outes les révolutions passent, à la fin, de l'euphorie à la désillusion. Dans une atmosphère révolutionnaire de solidarité et de sacrifice, on s'imagine qu'après la victoire le paradis sur terre est inévitable. Bien sûr, le paradis n'est jamais atteint et, naturellement, la déception s'ensuit. C'est apparemment le cas en Ukraine alors que le peuple se prépare à élire un nouveau parlement un an après le succès de sa révolution orange.

Quand il s'agit des révolutions contre le communisme, et dans le cas de l'Ukraine, la révolution contre l'après communisme, la désillusion postrévolutionnaire,trouve ses racines dans la psychologie. De nouvelles circonstances imposent de nouveaux défis. Avant, l'État décidait de tout et, du coup, beaucoup de gens, notamment chez les plus âgés, ont commencé à considérer la liberté comme un fardeau parce que cela impliquait des prises de décision continuelles.

J'ai parfois comparé cet ennui psychologique à ma propre situation quand je suis sorti de prison. Pendant des années, je m'étais langui de la liberté, mais, quand enfin j'ai été relâché, je me suis retrouvé obligé de prendre des décisions à tout instant. Soudain confronté à une multitude de choix quotidiens, on est saisi de véritables migraines et on se prend inconsciemment à vouloir retourner en prison.
Cette dépression est probablement inévitable.

A l'échelle d'une société, elle est surmontée avec le passage des générations. En effet, quinze ans après la désintégration de l'Union soviétique, une nouvelle dynamique est en marche et la révolution orange de l'Ukraine en fait partie.
Comme le montre l'Ukraine, le processus d'auto-libération du communisme fut, par définition, associé à un gigantesque mouvement de privatisations. Naturellement, les membres de l'ancienne nomenklatura, forts de leurs compétences d'initiés et de leurs relations personnelles, ont acquis beaucoup de ces propriétés privatisées.

Ce processus «inévitable» a empoisonné la vie politique et les médias. Nos sociétés se sont retrouvées dans un environnement bizarre qui se caractérisait par un régime de semi-liberté et de manipulation par la mafia.
Ces pesanteurs et ces ombres variaient d'un pays à l'autre du monde post-communiste mais les nouvelles générations, qui prennent maintenant la relève, ne supportent plus tout cela.

La révolution orange de l'Ukraine, tout comme la révolution rose de la Géorgie, semble confirmer ce constat.

Alors que les révolutions des années 1980 et du début des années 1990 étaient dirigées contre les régimes communistes totalitaires, les militants d'aujourd'hui ont pour priorité de se débarrasser des mafias de l'après-communisme.
Mais pour rendre le changement irréversible, il est essentiel de disposer d'un système judiciaire véritablement indépendant et incorruptible. Trop souvent, dans les affaires à coloration politique, les magistrats hésitent à pousser leurs soupçons et leurs accusations jusqu'à une conclusion sans ambiguïté.

Le contraire serait étonnant : au temps du communisme, la justice était manipulée pour servir le régime et les milliers de magistrats qui ont été formés à cette «culture» ne peuvent pas être remplacés du jour au lendemain.
Bien que le retour à la vieille URSS soit impossible, certains voient la main des Russes dans l'actuelle désillusion de l'Ukraine.

Oui, il y a des éléments inquiétants dans la politique russe qui s'expliquent par le fait que, géographiquement, la Russie n'a jamais vraiment su où elle commençait et où elle finissait. Elle a possédé ou dominé de nombreuses nations et, même aujourd'hui, elle a encore du mal à se résigner à la perte de tous ces territoires.

Certaines des déclarations de Vladimir Poutine, semblent empreintes de nostalgie pour l'époque soviétique. C'est ainsi qu'il a récemment qualifié d'erreur tragique la désintégration de l'Union soviétique. Mais cette nostalgie soviétique est plus le reflet de la traditionnelle politique de puissance de la Russie que le regret du communisme. Je pense que Moscou devrait clairement annoncer au monde -et la communauté internationale devrait tout aussi clairement le dire à Moscou- que la Russie possède des frontières définies qu'il est exclu de remettre en question parce que les guerres et les conflits ont toujours pour cause des frontières disputées.

Pour autant, je ne veux pas diaboliser Poutine. Il peut certes faire baisser le prix du pétrole qu'il fournit à ses amis, notamment le dictateur du Belarus, Alexandre Loukachenko, et insister pour faire payer à tous les autres le prix du marché. Mais il ne peut rien faire de plus dangereux. Au-delà de ce genre d'escarmouche, je ne crois donc pas que nous connaîtrons de conflit sérieux.
La promesse d'une intégration à l'Occident rend un conflit hautement improbable car cette intégration dépend aussi bien de la géographie que de valeurs et de culture partagées.

L'Ukraine appartient à une entité politique européenne unie. Les valeurs que défend l'Ukraine, et qui se trouvent ancrées dans son histoire, sont totalement d'essence européenne. L'expérience tchèque prouve qu'il faut du temps pour mettre en œuvre chacune des normes de l'Union européenne qui permettent ensuite de se qualifier pour l'entrée dans l'Union européenne. Mais il n'y a aucune raison que l'Ukraine n'y parvienne pas Il en est de même pour l'Ukraine et l'Otan. Les partenariats fondés sur des règles, des critères et des valeurs partagées constituent le cœur de la sécurité moderne.

En outre, l'Otan définit une sphère de civilisation, ce qui, bien sûr, ne signifie pas que la communauté atlantique soit meilleure qu'une autre. Mais c'est une communauté à laquelle il fait bon appartenir sous réserve que les peuples veuillent sincèrement y appartenir et que cette adhésion ait une signification historique.

L'entrée dans l'Otan implique des obligations. Notamment lorsque l'Otan répond à un appel des Nations unies pour organiser des interventions militaires hors zone, là où, par exemple, se commet un génocide. Autrement dit, l'appartenance à l'Otan, tout comme l'appartenance à l'Union européenne, a un prix. Cependant, je suis convaincu que les avantages dépassent de loin les inconvénients. C'est aux Ukrainiens seuls de prendre une telle décision et, ainsi, de surmonter leur désillusion post-révolutionnaire.

*Václav Havel est l'ancien président de la République tchèque.
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