Spécial Marche verte

Attention au déphasage !

L'augmentation constante du nombre des élèves marocains inscrits dans les écoles et missions étrangères est une réalité.

Attention au déphasage !

09 Décembre 2007 À 13:36

Chaque année, ce sont des centaines de familles qui choisissent d'inscrire leurs enfants dans ces établissements. Les causes de ce choix sont multiples: un enseignement marocain à la traîne et qui tente tant bien que mal de se réformer, des écoles étrangères en perpétuelle adaptation aux nouvelles méthodes pédagogiques et des parents de plus en plus prêts à débourser l'argent nécessaire pour assurer un avenir à leurs enfants. Mais au-delà de ce constat, il convient de se poser plusieurs questions sur les conséquences de ce choix sur les futures générations des jeunes Marocains. Est-ce que les programmes "importés" de la France, de l'Espagne ou des Etats-Unis sont-ils adaptés au contexte et à la culture du pays? Les jeunes Marocains ne sont-ils pas exposés à un déphasage par rapport aux habitudes et à la réalité marocaines ?

Les parents, en leur majorité, n'accordent pas une importance quelconque à ces questions. En effet, les écoles et missions étrangères connaissent un succès à tel point qu'elles s'en retrouvent débordées. Difficile de répondre à toutes les sollicitations émanant des parents marocains. Inscrire son fils ou sa fille dans l'une de ces écoles devient de plus en plus chose difficile. Des présélections, des listes d'attente, des tests mais également beaucoup de chance avant de voir son enfant choisi parmi des milliers de candidats voulant s'inscrire dans ces écoles. Peu importe la somme d'argent mensuelle requise, les parents sont prêts à mettre le paquet.

Un baccalauréat français ou autre peut ouvrir de multiples portes dans l'avenir. Les chiffres sont édifiants.
Pour le compte de l'année scolaire 2006-2007, les établissements d'enseignement français installés au Maroc ont reçu près de 2.000 candidatures pour la maternelle, 2.000 candidatures pour le niveau de l'élémentaire et près de 600 candidats pour la 6e année du collège.
Karima B. est mère de deux filles. Pour intégrer une école française à Casablanca, ses deux filles ont dû se présenter pour participer à un test. "Malheureusement, l'aînée ne l'a pas réussi, alors que la cadette l'a passé avec succès. Il faut maintenant attendre l'année prochaine pour tenter une nouvelle chance pour l'aînée", explique-t-elle.

Concernant le déphasage qui peut résulter de l'inscription dans ces écoles, cette maman reste sereine. "Je pense que le décalage peut être évité si la famille de l'enfant est perpétuellement présente dans son éducation", conclut-elle. Une opinion confortée par Dr Karoumi, pédopsychiatre. "Les programmes et livres scolaires dans les écoles étrangères n'aboutissent pas mènent au déphasage.
Plusieurs éléments vont s'imbriquer pour provoquer un décalage, notamment l'environnement des enfants, le mode de vie des parents, la famille, les amis... Certes, les enfants inscrits dans ces écoles sont plus vulnérables mais la famille a un rôle très important à jouer pour éviter à l'enfant un quelconque déphasage". Pour remédier à cette situation, des parents passent à l'action. Dounia, une Casablancaise, en a fait l'expérience. Ses parents ont pris la décision de la retirer de la ‘'mission française''.

"Je demandais à mes parents de fêter chaque année le Noël. Je voulais qu'on achète un sapin, des cadeaux… C'est alors que mon père m'a fait sortir de cette école pour m'inscrire dans une autre école privée. Je n'ai pas pu réintégrer l'école française que quelques années après", déclare Dounia.

Il est certain que les études dans les "missions" présentent des avantages mais aussi des inconvénients. "Pour les Marocains, les écoles étrangères facilitent l'épanouissement de l'enfant et l'apprentissage des langues permet la poursuite des études à l'étranger. L'inconvénient c'est l'apprentissage de la langue arabe, qui se base sur la méthode globale même si le niveau de cette langue au cours du primaire évolue rapidement, mais le problème, c'est que le niveau de l'enfant reste à désirer, surtout s'il ne prend pas des cours de soutien. La religion musulmane, elle, n'est pas enseignée, mais les parents peuvent pousser leurs enfants à avoir des cours d'éducation islamique. L'école française, elle, apprend aux enfants la tolérance, la laïcité... Les parents qui choisissent cet enseignement ont conscience de ces différents points et s'y adaptent selon leur conviction propre", souligne Ghizlane Benjelloun, pédopsychiatre.

Ces dernières années, la tendance au Maroc est à l'homologation des écoles privées avec des établissements étrangers. Cette saison, au moins deux écoles privées à Casablanca ont été homologuées par les services d'enseignement français. Face à cette situation qui a suscité la grogne de nombreuses écoles privées à la métropole, les acteurs concernés, notamment le ministère de l'Education nationale, ne font pas grand-chose. Si la situation continue de se dérouler de la même manière, ce sont toutes les écoles privées qui vont suivre cette tendance. "Il faut que les responsables s'intéressent au problème. Tout le monde doit se poser des questions sur le futur des jeunes Marocains. Certes, les institutions étrangères offrent plusieurs avantages mais elles dispensent des cours et des programmes "importés" qui ne sont pas forcément adaptés au contexte marocain. L'enseignement est un secteur stratégique dans tous les pays. C'est pour cette raison que les responsables doivent agir", déclare un directeur pédagogique d'une école privée.

Il y a quelques années déjà, on annonçait la réforme de l'enseignement comme solution à tous les problèmes. Aujourd'hui, dans l'attente d'une évaluation de cette réforme qui tarde toujours se réaliser, il devient de plus en plus clair que des parents n'ont plus confiance dans l'école marocaine. Ceux qui ont les moyens nécessaires n'hésitent pas à inscrire leurs enfants dans un établissement étranger ou privé. Néanmoins, ces familles doivent savoir qu'ils exposent leurs enfants à un déphasage… potentiel.
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Rôle du ministère de tutelle

La Direction de la coopération et de la promotion de l'enseignement scolaire privé est chargée, au sein du ministère de l'Education nationale, du contrôle des écoles privées ainsi que de la coopération avec d'autres acteurs, notamment étrangers dans le secteur d'enseignement. Elle a pour missions d'élaborer, en concertation avec les autres services du ministère, les programmes de coopération et de suivre les projets de partenariat associatif et veiller à la promotion de l'enseignement scolaire privé. Les responsables marocains misent beaucoup sur le secteur privé. Selon les estimations, les écoles privées vont recevoir 20% des élèves marocains dans les prochaines années.
L'enseignement public n'en finit pas de perdre du terrain face à la déferlante des écoles privées car, de l'avis des observateurs, l'enseignement public reste très "rigide''.
Un enseignement qui absorbe le tiers du budget général de l'Etat! Il y a vraiment de quoi se poser des questions…
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Avis d'expert, Amin Benjelloun, pédopsychiatre

Il est plus qu'évident que les programmes scolaires influencent l'éducation, les croyances, voire la personnalité. Derrière chaque enseignement, il y'a certes un corpus théorique, mais quelquefois aussi, un corpus idéologique, que celui-ci soit politique ou religieux. Les exemples sont nombreux au cours d'une Histoire encore récente, chaotique; le culte de la personnalité avec des figures comme Pétain, Staline, ou de ce qui se passe actuellement en Corée....; Une initiation et une interprétation réductrice des textes religieux par des enseignants prisonniers eux mêmes de leur croyances propres, sans ouverture possible sur l'autre, sur la pensée de l'autre, la culture de l'autre,....

C 'est dire la difficulté des rédacteurs de manuels scolaire, des rédacteurs de programmes pédagogiques, de faire figure eux mêmes de leur système de croyance , pour proposer à la pensée de l 'enfant une vision ludique et riche du monde, avec de multiples facettes .Le "bourrage de crâne" n 'est qu 'une autre facette du "lavage de cerveau". Rousseau avait dit: " l'école doit devenir un endroit ou l'on aime venir, où l'enfant doit apprendre à avoir une tête bien faite plutôt que bien pleine". Les missions étrangères, en apportant une autre vision du monde, d'autres référents culturels, sont une vraie richesse pour notre pays, et autant d'ouvertures sur l'extérieur, sur l'altérité, sur la différence. Etudier dans une mission étrangère peut être tout autant source de déphasage que le sont les programmes de télévisions que l'on capte sur nos paraboles. Le déphasage ne survient que lorsqu'il y n y a pas de bonnes conditions pour une assimilation, lorsqu 'il y'a coupure. Les parents, les grands parents, les oncles, les copains de la rue, sont là pour rappeler à l'enfant son identité culturelle première.
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