Ken Loach revient en force avec un film sur la guerre
La guerre sur la Croisette pour le deuxième jour de compétition. En Amérique, contre la malbouffe avec le film de Richard Linklater, “Fast Food Nation”. En Irlande, lors de la naissance de l'Ira en 1920 avec “Le vent se lève” de Ken Loach, premier grand f
LE MATIN
20 Mai 2006
À 13:34
Jeudi 18 mai. Hasard de la programmation ? La Croisette part en guerre le matin, avec le film de Ken Loach, "Le vent se lève”. Et le soir, avec le film de Richard Linklater, "Fast Food Nation”, en projection de presse peu avant que le premier monte les marches. Rien de commun entre ces deux fictions si ce n'est ce thème générique. Ken Loach revenant sur le combat mené par les Irlandais contre les Anglais dans les années 1920, guerre d'indépendance devenue guerre civile quand, la trêve ayant été obtenue avec les occupants, les occupés se sont affrontés entre eux : entre colonisation britannique et naissance de l'Ira.
Richard Linklater partant, la fleur au fusil, à l'assaut de la malbouffe, et plus précisément du Big One, avatar de hamburger mondialisé et lucratif dont la viande est d'une qualité que l'on sait douteuse, sans imaginer à quel point !
Douze ans après "Land and Freedom”, sur la guerre d'Espagne, Ken Loach replonge dans les tourments de l'Histoire. "Le vent se lève” débute comme un film de genre. On est en Irlande, à la campagne, en 1920. Les paysans et les villageois se font martyriser par les soldats anglais. Femmes dos au mur, enfants rebelles abattus sous leurs yeux. De rage, les jeunes de la région menés par une poignée d'aînés qui ont fait leurs classes pendant la toute récente Première Guerre mondiale organisent la résistance.
S'il n'y avait pas les collines irlandaises, cette lumière dorée et ce frémissement que Ken Loach y fait tomber, on penserait volontiers aux films de la résistance française. Mais ni explosion, ni surcharge de tirs, ni destruction de pont ou de voie de chemin de fer : Ken Loach ne filme pas la guerre pour son effusion poudrière ou sanglante. Son projet imbrique étroitement le politique et l'humain autour d'une question cruciale : comment et pourquoi prend-on les armes ? Quelles en sont les conséquences ? Le personnage principal du film, Damien (Cillian Murphy), est médecin. Il va partir faire carrière à Londres quand ses camarades prennent le maquis.
Chaud partisan d'une République irlandaise socialiste, il choisit de rester. Mais pour défendre ses idées, il doit tuer. Dans n'importe quel film de guerre, l'évidence est telle qu'elle en devient anodine. Les soldats tombent. Les gens pleurent, c'est la règle. Ken Loach ne s'en tient pas là, il creuse cette règle séculaire comme d'autres creuseraient une tranchée. " J'ai étudié l'anatomie pendant cinq ans et je vais devoir lui faire sauter la tête ”, hurle Damien quand il est forcé d'éliminer un " traître ” qui n'a même pas vingt ans. C'est cela la guerre. Pas seulement la boue et le sang, mais ce cap que les hommes passent une fois qu'ils ont commencé à tuer. Pas de cauchemars spectaculaires mais une détermination lucide et détachée, froide et dévorante, mécanique et toujours à la limite de dérailler, qu'il faut sans cesse justifier.
Justifier, c'est le problème qui hante ce film tiraillé entre violence légitime et violence illégitime, juste cause et sale guerre. Pas de morale chez Ken Loach. Les oppressés deviennent oppresseurs. Le vent se lève puis il tourne : quand la trêve de 1921, qui fait de l'Irlande un " Etat libre sous domination anglaise ” est signée, le film bascule. Les résistants alliés se divisent jusqu'à s'entretuer : ceux qui en ont assez de se battre et se contenteraient bien de la trêve contre ceux qui veulent continuer la bataille et obtenir un véritable état indépendant. Les personnages sont des deux bords. Tous les points de vue s'expriment.
En témoigne une scène de procès au tribunal irlandais indépendant ainsi qu'un débat entre combattants sur les suites de l'action à mener. Ken Loach y déploie ce qu'il sait le mieux faire : orchestrer des discussions politiques collectives. Pas d'esbroufe, pas d'artifice, de même que dans les réunions syndicales des Cheminots, les propos des membres de l'Ira fusent tous avec la même tenue.
Priorité aux idées. Mais ce sont aussi les limites de ces idées que Ken Loach interroge quand elles amènent certains à se comporter comme ceux qu'ils combattaient, et à tuer ceux-là même qu'ils ont, peu avant, sauvés. Qu'est-ce qui peut bien pousser l'homme à reproduire ce qu'il a cherché à faire disparaître ? Ken Loach ne tranche pas. Quand il atteint une certaine densité dans la réflexion, il coupe.
Le vent se lève charrie des marées de questions que la seule durée du film ne parvient pas à endiguer. C'est là sa plus grande force. Elle est accrue par un scénario qui, dirigé de main de maître par Paul Laverty, fidèle scénariste de Ken Loach, imbrique sans cesse les événements et les personnages dans un effet dramaturgique époustouflant. Le film reste toujours à bonne distance, de l'histoire comme des personnages : ni théorie, ni didactisme, ni abstraction, ni fascination, ni complaisance, ni pathos, ni surcharge d'horreur, ni romantisme guerrier, ni héroïsme fat, ni psychologisme… Le vent se lève est un film dur, amer et ardent. Un grand film - le premier de la sélection 2006 - mené tambour et cœur battant avec un tact impressionnant.
Le cauchemar de José Bové
L'Américain Richard Linklater ne pourrait pas en dire autant. Figure du cinéma indépendant américain, il a adapté le best-seller "Fast Food Nation” de Eric Schlosser avec des gants de boxe. Nul besoin de messages subliminaux, il suffit de regarder l'affiche - un bébé en couche-culotte de la couleur du drapeau américain devant deux hamburgers géants - pour savoir qu'on ne sortira pas de ce film avec une folle envie de Big Mac. "Fast Food Nation” n'entend pas faire de révélations - tout le monde sait que les fast-foods font fortune en vendant de la malbouffe - mais une démonstration : si la viande est avariée, si les morceaux de steaks contiennent de la bouse de vache, c'est le résultat d'un vaste système où la machine (capitaliste) dévore tout, vaches et hommes.
Militant sans finesse mais pas sans vigueur ni sans humour, Richard Linklater enquête sur les hamburgers incriminés à travers le regard de trois personnages impliqués dans la filière : le chef marketing de chez Michey's qui a créé le Big One, la lycéenne qui travaille dans un magasin Mickey's à Cody (Colorado) pour se faire de l'argent de poche, et l'immigrée mexicaine qui fait ses premiers pas aux Etats-Unis dans l'usine qui transforme la viande vendue à Mickey's.
De nombreux personnages gravitent autour, certains incarnés par des vedettes ralliées à la cause : Bruce Willis en intermédiaire sans scrupule, démissionnaire par pragmatisme, Kris Kristofferson en rancher résistant, Ethan Hawke en partisan de la réaction, Patricia Arquette en mère écervelée… et puis de jeunes militants écologistes et d'autres mexicains sans papiers. Soit tout un petit monde de travailleurs plus ou moins initiés aux ravages du capitalisme, et au passage, du Patriot Act.
"Fast Food Nation” est un film militant qui compte autant de bonnes idées que de faiblesses. Il n'instrumente pas comme pourrait le faire un Michael Moore. Mais il utilise sciemment en jouant sur l'effet " accumulation-dégoût ”. Les champs de vaches, comme leur abattage, le désossage des corps et les mares de sang, les conditions de vie des clandestins la mécanisation des services comme des discours... De quoi faire cauchemarder José Bové jusqu'à la fin de ses jours. L'objectif est le même que celui du militant alter mondialiste français : halte au pouvoir des grandes marques qui vendent n'importe quoi en abusant des consommateurs. L'idée est belle, le film moins.
S'il profite d'une ironie piquante, que sa volonté d'en rester à la fiction tout en suivant une voie de documentaire déstabilise positivement, et qu'il propose un voyage pittoresque dans les méandres du Colorado actuel, les fils narratifs de "Fast Food Nation” sont soit trop épais, soit trop légers. De quoi fragiliser toute la structure. La rendre certes rigolote, mais aussi complètement factice. Quid des responsabilités dans cette affaire ? Richard Linklater s'en tient au message et à ses conséquences sans trop chercher à remonter aux origines. Proclamé film politique, "Fast Food Nation” l'est en fait bien moins que celui de Ken Loach. "Fast movie” ?
A quelques encablures des rumeurs de la compétition, il est possible de visionner une sélection de films au pavillon du Maroc dans un coin prévu à cet effet. Parmi les heureux élus, Farida Benlyazid (Keid Ensa, Une porte sur le ciel, Casablanca Casablanca, Juanita de Tanger), Nabil Ayouch (Mektoub, Ali Zaoua) ou Abbazi Mohamed (De l'autre côté du fleuve, Les trésors de l'Atlas). Plutôt des cinéastes reconnus donc, et des films pas toujours récents, que des représentants de la nouvelle vague marocaine en quête de producteurs. Ce pavillon cannois serait pourtant l'occasion de permettre à des jeunes talents de se faire connaître. Et ce, d'autant plus qu'aucun film marocain n'a obtenu les faveurs de la Croisette cette année.
"Le vent se lève”, réalisé par Ken Loach. Avec Cillian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham. Durée : 2h04.
"Fast Food Nation”, réalisé par Richard Linklater. Avec Wilmer Valderrama, Catalina Sandino Moreno, Ana Claudia Talancon, Patricia Arquette, Bobby Cannavale, Paul Dano, Ethan Hawke, Ashley Johnson. Durée : 2h01.