Après le CPE, la France oublie ses jeunes «beurs»
LE MATIN
21 Avril 2006
À 15:53
Nadhera Beletreche est en colère. A ses yeux, le retrait du Contrat première embauche a consacré la victoire d'un mouvement «extrêmement égoïste». Ce sont les jeunes les mieux à même de se défendre dans la vie ; les étudiants, qui ont fait reculer Dominique de Villepin parce qu'ils ne supportaient pas le «risque» d'une période d'essai de deux ans et d'un licenciement sans motif.
Mais qui a pensé aux jeunes des banlieues ? Entre l'offre de travail précaire que le CPE semblait promettre pour demain et «rien du tout» aujourd'hui, les immigrés de la deuxième ou troisième génération auraient préféré tenter l'expérience.
D'origine algérienne, cette Française de 25 ans, dont les grands-parents quittèrent l'Algérie en 1960, a tiré la leçon des émeutes qui avaient agité les banlieues françaises en novembre 2005, en créant le collectif «Racailles de France».
Le choix de ce nom se voulait une riposte à Nicolas Sarkozy, le ministre de l'Intérieur qui, rêvant de se faire élire Président en 2007, avait cru politiquement habile de jurer de nettoyer le pays d'une «racaille» incapable d'apprécier les bienfaits de la République.
Avec d'autres militants, Nadhera Beletreche était allée déployer sur les murs du Panthéon, le mausolée des héros de la République, un calicot qui proclamait : « A la mémoire des grands-parents de la racaille qui furent de tous les combats pour la libération de la France.
A la mémoire des parents de la racaille venus construire et reconstruire la France. Leurs enfants et petits-enfants ne méritent pas de vivre encore dans des cités de transit au ban de la société. Ils méritent la patrie, l'égalité, la fraternité et la liberté».
Dans une interview au Monde, le 1er avril, Nadhera Beletreche n'avait pas caché son amertume. Soulignant que le CPE relevait de la loi sur l'égalité des chances, elle s'était indignée du démantèlement par ce texte d'acquis sociaux bien plus importants que ceux défendus par les étudiants.
Qu'il s'agisse de l'abaissement à 14 ans de l'âge de l'apprentissage ou de la possibilité de retirer les allocations familiales aux parents de délinquants ! «La droite, avait-elle dit, criminalise les gens en difficulté. Et ceux-là, la jeunesse ne se mobilise pas pour eux».
Les statistiques sont édifiantes. Alors que, pour l'ensemble de la population, le taux de chômage est de 9,6 %, celui des jeunes atteint 22 %. Mais dans les «Zones urbaines sensibles», le nombre des sans-emploi de 16-24 ans dépasse les 40 %.
La discrimination est une réalité vécue au quotidien. Philipe Vasseur, le président d'Alliances, une association qui regroupe 120 entreprises décidées à des recrutements plus variés sociologiquement, remarque dans Le Monde : « Obtenir un emploi, mais aussi un stage, est sept fois plus difficile pour un jeune d'origine étrangère».
Les tests fait sur les CV sont sans appel : un nom maghrébin, un lieu de naissance en Algérie ou au Maroc, un visage noir sur une photo d'identité sont autant de handicaps. A Aubervilliers, près de Paris, où les violences de novembre ne sont pas oubliées, le désespoir de la jeunesse est patent. Un apprenti électricien de 19 ans, qui cherche un emploi depuis deux ans, raconte que ses 250 lettres de motivation sont toutes restées sans réponse. «Et quand je téléphone, on me dit» Votre profil ne convient pas». Ça veut dire : «T'es un Arabe». A La Courneuve, même constat.
« Vous ne vous rendez pas compte à quel point on galère pour trouver un job, confie un éternel manutentionnaire au journaliste de passage.
Ce n'est pas le CPE qui nous aurait fait embaucher. La mentalité raciste est du côté des employeurs. C'est eux qu'il faut changer».
Certains experts préconisent la généralisation des CV anonymes. Mais n'est-ce pas reculer pour mieux sauter ? Quand viendra le moment de l'interview entre le candidat et l'employeur potentiel, la réponse sera tout aussi négative. Le journal Libération racontait en février comment quatre amis d'origine maghrébine (Farid Amiour, Salim Berbar, Nadir Habrih, Hakim Labiod), titulaires de diplômes de gestion très pointus, s'étaient fait éconduire à Lyon par une des plus grandes banques de la place.
Créateurs d'une entreprise fabriquant des brumisateurs pour terrasses de café, ils avaient connu un tel succès au moment de la canicule de 2003 qu'en décembre 2005 des investisseurs vinrent leur offrir plusieurs centaines de milliers d'euros pour une prise de participation.
Quand ils reçurent un premier chèque, les quatre amis décidèrent d'ouvrir un compte dans l'agence lyonnaise d'un établissement de réputation internationale. Etrangement, on leur opposa une fin de non recevoir qui, selon eux, ne pouvait s'expliquer que par le «délit de faciès». Dénonçant les dérives de la République dans une interview au Monde, Lilian Thuram, le célèbre footballeur antillais qui va disputer cette année sa troisième Coupe du monde avec les Bleus, est très sévère pour le pouvoir : «Les politiques sont coupables car leurs discours prônent la séparation et favorisent le communautarisme. Chacun dans son coin, voilà la réalité.
Au lieu de laisser se développer les ghettos, ils devraient tout mettre en œuvre pour tisser des liens entre Français quelles que soient leurs origines». C'est justement l'objectif de Richard Descoings, le directeur de Sciences Po-Paris, qui compte créer un «lycée d'excellence» dans une des banlieues les plus défavorisées.
Il y a cinq ans, Richard Descoings avait osé ouvrir sa grande école aux lycéens des ZEP, les zones d'éducation prioritaires, en les dispensant de concours. C'est sur dossier qu'il sélectionne les candidats des banlieues défavorisées avec cette explication : «Il n'y a aucune raison statistique que les bons élèves ne se trouvent que dans la cinquantaine de lycées qui envoient les brillants bacheliers réussir les concours.
Et, aujourd'hui, sur 480 reçus en première année de Sciences-Po, 57 viennent des ZEP». En lançant en banlieue un lycée qui va concurrencer les établissements d'élite concentrés dans le Paris intra muros, Richard Descoings veut maintenant agir en amont.
Au-delà de l'enseignement des programmes scolaires classiques, son projet relève d'une véritable révolution culturelle : «Si on veut, explique-t-il dans Libération, que les entreprises emploient les jeunes des cités, il faut leur transmettre les codes nécessaires pour travailler en collectivité. Ces codes qui, dans d'autres milieux, sont transmis par les familles».