Abdallah Layachi, une grande figure du communisme s'est éteinte
Comment résumer en quelques lignes la vie et la militance d'Abdallah Layachi ? A 84 ans, il était la mémoire vivante du PPS. Son âge ne l'empêchait nullement d'être de tous les congrès de son parti. Il lui permettait, au contraire, de dire ce que d'autres
08 Septembre 2006
À 18:17
Les propos de ce militant intègre sont restés gravés dans ma mémoire : «c'est injuste, disait-il, c'est moi qui aurait dû partir, non Hindou». Pour une fois, la douleur avait fait parler cet homme à qui ni les services français, ni le Cab 1 n'avaient réussi à arracher un mot. Portrait, dressé en 2001, d'une mémoire qui s'en va.
Qui l'eut cru ? Abdallah Layachi, Doyen du PPS, n'a pas toujours été communiste. L'homme dont l'histoire personnelle se confond avec celle du parti, m'a confié en 2001, qu'il avait été violemment anticommuniste à ses débuts. «J'étais un nationaliste, un patriote. Et pour moi, les choses étaient claires : le PCM était un parti de la SFIO, donc un parti français. Il prétendait être marocain et s'opposait à la revendication nationale d'indépendance…»
Il avait alors 23 ans. Mais pour mieux appréhender la personnalité d'Abdallah Layachi, il faut remonter aux toutes premières années de vie de cet autodidacte authentique. Une mère répudiée alors qu'il avait un an. Un père décédé alors qu'il en avait trois. Une vie humble auprès d'un grand-père «très pauvre, mais digne», Rebba'a, un jardinier qui percevait le quart de la recette annuelle de la récolte de l'orangeraie dont il s'occupait. «Je voyais comment mon grand-père peinait, mais dans la DI-GNI-TE. Je lui dois, ainsi qu'à ma grand-mère, mon éducation, la formation de mon caractère, de mon esprit, de ma morale et mon éthique».
Jusqu'à l'âge de 12 ans, il fréquentait l'école. Pas celle des fils de notables, (Abna'e Al A'ayane), mais l'autre, celle que l'on appelait, par dérision, l'école d'Abna'e Assou'yane (fils de mendiants). Avec un certificat d'études primaires, ses notes lui permettaient d'accéder au collège pourtant réservé «aux fils de caïds, de pachas, etc.» Mais comme tous les beaux rêves, le sien ira se briser contre les écueils du quotidien. L'enfant qui aimait tant les études a dû quitter les bancs de l'école. Il devait travailler. Il fera «mille et un métiers».
Garçon de courses, apprenti menuisier, apprenti forgeron… «Et tout en travaillant dur, j'étudiais comme un fou». Il lira, la plume à la main «toute la littérature française du XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles». Léon Robert, un plombier dont il n'a pas oublié le nom, «un colonialiste de la pire espèce», chez qui il était garçon de courses, le fait inscrire au concours de l'Ecole militaire de Meknès à laquelle seuls les fils de caïds, de pacha, avaient accès. Son dossier est accepté.
Retour à la case rêves brisés… Contre l'entêtement d'un grand-père Djebli qui détestait les Français, les avait combattus et qui refusait de voir son petit-fils entrer dans l'armée à la veille de la guerre. Receveur de taxes, vendeur à la criée… Il travaille sans renoncer à s'instruire. Il sera facteur lorsque les Français seront mobilisés et à nouveau chômeur quand la France signera l'armistice avec l'Allemagne. L'homme-enfant aux mille métiers n'avait qu'un rêve : devenir instituteur. Le débarquement américain est une seconde chance.
Le pays avait besoin d'enseignants. Il hésite, écrit et est accepté. Muté à Khémisset «chez un sale colonialiste avec qui [il] était constamment en bagarre», il s'inscrit à un cours par correspondance pour passer le concours de l'école normale. Lorsque son état mentionne qu'il est logé en nature, il répond par une lettre violente qu'il était «logé dans la nature». A 76, il riait encore de son bon mot.
Il n'avait oublié ni les brimades, ni la nouala (hutte) où il habitait sous la soupente et où il étudiait à la lumière d'une bougie. Il avait encore moins oublié son sujet de dissertation – une pensée de Pascal à commenter – dont il a gardé le brouillon comme une précieuse relique. Aucune matière ne lui posait problème. «Mais pour écrire, écrire, écrire, comme je peinais !» Sur 75 candidats, 11 seront admis. C'était en juin 1945 et il est classé parmi les trois premiers, et nommé stagiaire.
En septembre 1946, Balafrej, secrétaire général du Parti de l'Istiqlal et propriétaire de la prestigieuse institution Guessous, le convoque et lui propose du travail. Aux mots de «vos conditions seront les nôtres», Abdallah Layachi répond : «Comment ? Vous me faites l'honneur de me proposer le poste d'enseignant à l'école du mouvement national et vous me demandez si j'ai des conditions !»
Ce passage lui a permis de découvrir l'Istiqlal «de l'intérieur». «J'ai vécu une crise d'appartenance politique, comme j'avais eu ma crise religieuse. Je me suis rendu compte que le Parti de l'Istiqlal n'était pas le mien alors que je venais de prêter serment entre les mains de Ben Barka dont j'étais l'un des collaborateurs. Je suis allé voir Allal El Fassi à Tanger, j'ai discuté avec lui. Déçu ! Je suis allé voir Bel Hassan Ouazzani. Déçu ! Finalement, j'ai découvert le parti, celui que je pensais combattre». C'était en 1948 et il avait 25 ans.
Ayant lu, entre-temps, Marx, Engels, Lénine, Staline, il adhérait aux idées communistes, mais était déçu par la ligne du Parti Communiste marocain. Il fera la connaissance d'Abdessalam Bourquia (décédé en 2003), qui l'aidera à comprendre qu'on peut être patriote et communiste. «J'ai participé, distribué des tracts, mais sans adhérer. Je voulais être convaincu. Un jour, on m'a dit que quelqu'un allait venir me rendre visite et j'ai deviné. Ali Yata était recherché, mais il est venu. Cette discussion a été décisive. Avec lui, je me suis vraiment rendu compte qu'on pouvait être patriote marocain et communiste».
Il n'adhérera pourtant qu'en 1950, après le procès d'Ali Yata qu'il retrouve en prison, à Rabat, grâce à la complicité d'un surveillant chef communiste. Patéos, c'était son nom, décidera de transgresser les règles et d'emmener Abdallah Layachi au quartier européen où Ali Yata partageait sa cellule avec Mohamed Farhat. Ce jour-là, il dira à Mohamed Farhat qu'on ne pouvait jauger l'action patriotique à l'aune de deux années de prison.
Son adhésion au PCM lui vaudra un renvoi de l'Institution Guessous. «Je suis resté chômeur pendant longtemps. J'ai mangé de la vache enragée que je ne trouvais pas d'ailleurs».
En Algérie, il participe à son premier comité central en même temps qu'Abdelkrim Benabdallah. Ils seront tous deux cooptés au CC qui les élit au BP. «J'ai préparé une intervention d'une violence inouïe contre la déviation colonialiste.
Le parti aurait dû m'exclure dès ce moment-là, parce qu'on n'admettait pas ce genre de sentiments. Ali, Abdessalam, moi-même et autres camarades avons tout fait pour transformer le parti en un véritable parti marocain. Le congrès de l'adaptation fut tenu en juin 1966. Y furent adoptées de nouvelles thèses, faisant une autocritique de notre orientation antérieure, de nos relations avec le PCF …» Commence alors le long chemin de la résistance, des arrestations et de la torture.
A ses tortionnaires, il dira un jour : «mon corps vous appartient, mais ce que j'ai ici (il se frappe la tête et la poitrine), est à moi, jamais vous n'y aurez jamais accès». Cette réputation fera qu'en 1962, Dlimi dont il était «l'invité», viendra lui demander, après trois jours ininterrompus d'interrogatoire, de parler. «Nous connaissons votre comportement courageux avec la police française. Mais c'était les Français ! Nous sommes la police nationale !» Une invitation qui restera sans réponse.
Novembre 1952. Cette date est ponctuée par un long silence. Ses larmes coulaient lorsqu'il évoquait la Place de Quinconces : «Les blindés qui tiraient, tiraient et nous avancions, nous passions sur les corps.
On ne peut pas évoquer ce moment sans revoir ces corps qui tombaient comme des mouches, criblés de balles de mitrailleuse». Cette nuit signe la rupture définitive du PCM avec son passé. «Le processus de transformation du parti d'un "hizbicule" (le mot était d'Abderrahim Bouabid) en un parti». Les communistes démocrates français étaient tous expulsés du Maroc. «C'était une mesure de répression, mais en même temps, c'était une mesure salutaire pour notre parti».
Abdellah Layachi n'était pas au bout de ses peines. Il fréquente la meilleure école. Celle de «la lutte parmi les masses et la lutte armée».
Il se souvient qu'il se promenait avec un 9mm et un 11mm. Il se souvient que le soir du 31 mars 1956, où A. Benabdallah fut abattu, c'est lui que les tueurs attendaient. «Abdelkrim n'avait rien à faire dehors.
Il rentrait chez lui à 17 ou 18 heures et n'en ressortait plus». «Les hommes de Ben Barka pointaient, en ce temps-là, leurs armes contre les résistants au lieu de les orienter vers les traîtres et les ennemis».
Il échappera à d'autres attentats avant de rencontrer Ben Barka dont il voulait qu'il reconnaisse le PCM. Mais c'est là une autre histoire. Une histoire qu'il n'écrira jamais. Abdallah Layachi s'en est allé, discrètement, hier rejoindre Ali Yata et Abdessalam Bourquia, ses vieux compères. Il avait bouclé ses 84 ans, il y a deux semaines.