Spécial Marche verte

«Les pédophiles actifs ciblent généralement les enfants pauvres»

20 Mai 2006 À 16:27

Victime d'abus sexuel à l'âge de 6 ans puis militante sur le terrain, Latifa Bennari, consacre sa vie à la lutte contre la pédophilie. Au lieu de l'anéantir, cette douloureuse expérience lui fait prendre conscience de l'ampleur de ce phénomène.

Pour mener à bien son combat, elle crée, en 1998, l'Association «L'Ange Bleu» qui œuvre selon une démarché novatrice ; au lieu d'attendre que le crime contre l'enfant ait lieu, Latifa Bennari préfère agir sur les causes de ce genre de dérive. Une vision pionnière difficile à instaurer.


Le Matin du Sahara : Il est souvent difficile de tracer les limites entre les gestes sains et malsains surtout dans notre culture où le toucher à une grande place.

Comment éviter l'amalgame ?

Latifa Bennari : De par notre culture, nous avons plus besoin de manifester notre amour et notre affection par le toucher. C'est, en partie, pour cette raison que j'ai écrit mon livre «L'Ange Bleu. Pédophilie : prévenir pour protéger». Il explique très bien la différence entre les gestes sains et ceux qui ne le sont pas.

Il y a des gestes légitimes à respecter. Si on matraque un enfant avec des consignes et des interdits, il risque d'être enfermé dans une bulle et ne pas grandir. Au risque de vous surprendre, voire de vous choquer, cette attitude constitue l'un des terreaux du développement de la pédophilie.

Beaucoup sont devenus pédophiles, enfants de 19 et 20 ans, non pas parce qu'ils ont été initiés à la sexualité ou parce qu'ils ont été abusés, mais tout simplement parce qu'on les a «ghettoïsés», enfermés et retirés du monde adulte par cette méfiance généralisée et excessive.

En vous référant à votre propre vécu, un enfant qui a été maltraité arrive-t-il à surmonter son épreuve ?

Il a surtout besoin d'aide. Je n'ai pas parlé pendant les faits qui ont duré 8 ans et demi pour la simple raison que mon agresseur me menaçait. Lorsque j'ai été amenée à le rencontrer, j'avais 48 ans et je lui ai expliqué ce que je ressentais à son égard. Il m'a dit qu'il ne fallait pas l'écouter ou le croire et qu'il fallait que je parle. Je lui ai demandé quel conseil il donnerait aux enfants qui sont dans la même situation que moi au moment des faits. Il m'a répondu que s'il avait trouvé une écoute comme celle dont il dispose aujourd'hui, je n'aurais pas été victime de ses agissements. C'est pour cela que, très tôt, j'ai commencé à faire la distinction d'abord entre les gestes de mon agresseur et ceux des autres.

J'ai aussi commencé à faire la distinction entre les agresseurs à travers les victimes que j'aidais. Je voyais que le mode opératoire des abuseurs était différent. Un pédophile que j'avais accepté de rencontrer m'avait dit : «cela me soulage de pouvoir parler». Et ça m'aide à comprendre parce que ce sont souvent les pédophiles qui sont attirés par les enfants. Il ne faut pas oublier que ce n'est pas exclusif aux pédophiles, il y a des hétérosexuels et des homosexuels qui abusent des enfants.

Ce pédophile m'avait dit à l'époque : « j'aimerais moi-même comprendre pourquoi je désire cette petite et pourquoi je ne désire pas ses petites sœurs» C'est à partir de là que j'ai commencé vraiment à travailler auprès des victimes. C'est aussi là que j'ai constaté la diversité des caractères et des modes opératoires.

La plupart du temps, les victimes n'osent pas parler de leur calvaire ?

Les victimes doivent impérativement parler. Mais il est très facile pour les associations et les responsables de dire qu'on doit leur demander de parler. J'ai été moi-même témoin de cette situation où la victime a parlé et où elle a reçu une tannée surtout au Maroc et en Algérie. J'ai ressenti plusieurs fois des regrets d'avoir révélé ça. Voilà pourquoi on pense qu'il y a ici moins d'abus sexuels et moins d'agressions qu'en Occident. C'est faux parce qu'il y a moins de révélations et de plaintes.

Les pédophiles approchent-ils toujours leurs victimes de la même manière ?

Il ne faut pas faire d'amalgame. Les pédophiles sont des personnes attirées par les enfants alors que les pédo-sexuels ont une pulsion qu'ils ne peuvent pas contrôler. Ils sont différents. Il y a ceux qui sont amoureux dans un contexte amical ou professionnel. Cela peut rester platonique tout le temps, comme quand on est jeune et qu'on est amoureux de notre prof ou de l'ami de notre père. Conscients du risque d'une relation de passage à l'acte, cela reste intérieur.

Les pédophiles ne sont pas tous prédateurs. Il existe des catégories comme pour les dragueurs de femmes. Ceux qui passent à l'acte cherchent un terrain fertile. Leur cible est généralement un enfant qui est triste, pauvre, non scolarisé. Leur acte est justifié par une aide sociale ou culturelle. Je suis très contente de constater qu'aujourd'hui l'ECPAT, association contre la prostitution enfantine, s'occupe du Maroc et commence à mener des actions contre cette prostitution.

Il y a 5 ou 6 ans, je me suis adressée à la fondatrice de cette association mondiale qui travaille dans le tiers-monde. Je lui ai demandé pourquoi elle ne porte aucun intérêt pour le Maroc. Elle m'a répondu «La relation sexuelle adulte enfant, au Maroc, est culturelle». Je me suis insurgée contre cette réponse. Après, quand elle a pris sa retraite, son successeur agit dans ce sens à savoir celui du tourisme sexuel.

Comment avez-vous eu l'idée de travailler sur la psychologie des pédophiles ?

Je suis allée vers eux pour voir pourquoi ils passent à l'acte. A l'unanimité, ils me disaient que s'ils avaient trouvé une écoute, ils n'auraient touché personne. Au fil du temps, j'ai compris qu'on était très en retard parce qu'on porte un grand intérêt, justifiable d'ailleurs, aux victimes. On fait beaucoup de lutte pour éviter qu'il y ait des victimes mais on ne fait rien pour éviter le passage à l'acte. Or l'un ne peut aller sans l'autre. Je l'ai compris très tôt mais je ne savais pas s'il y avait une structure qui existait.

Quand je suis partie en France, j'ai découvert un vide total du côté des agresseurs pédophiles. Ce que j'ai surtout découvert, et qui est édifiant, c'est qu'entre l'apparition des attirances pédophiliques et le premier passage à l'acte, il y'a souvent une durée de plusieurs années. Je me suis donc dit que ces personnes doivent être aidées avant si on veut protéger les enfants.

Mais comment les identifier avant qu'ils ne passent à l'acte ?

Il est vrai que ce n'est pas chose aisée. Je les reconnaissais par le biais de la victime. Tant bien que mal, je les rencontrais quand j'en avais la possibilité. Cela dit, quand je décèle une dangerosité, j'y renonce.

D'autre part, quand j'ai décidé de créer une association, je ne voulais pas empiéter sur les actions menées ni créer quelque chose qui existait déjà. Pour être pionnière, il me fallait aller dans le sens de la prévention.

Après mûre réflexion avec les victimes, j'ai pensé tout de suite à un moyen pour attirer les pédophiles abstinents en vue de les aider. Je suis allée sur un forum où toutes les conversations sont anonymes. J'ai créé un site dans lequel j'expliquais que j'étais à l'écoute des pédophiles.

C'était un véritable défi parce que plusieurs psychiatres m'ont dit qu'il était impossible qu'un pédophile révèle sa pédophilie avant le passage à l'acte. Mais je trouvais aberrant d'attendre qu'il passe à l'acte pour qu'il soit signalé et arrêté et ensuite l'obliger à être pris en charge. On parle beaucoup dans les discours politiques et associatifs de prévention mais, concrètement, je découvrais qu'ils travaillaient en aval.

J'avais une autre démarche mais je n'ai pas été encouragée. Toutes les associations m'ont tourné le dos parce qu'elles travaillent autrement. Elles préfèrent que l'agresseur aille en prison pour que la victime hérite de victimisation, de lamentation et de psychothérapie.

Avez-vous reçu des messages de la part de pédophiles sur votre site Internet ?

Le lendemain même, j'ai reçu le premier message. Je suis passée à la radio pour parler d'aide aux pédophiles et à 13 heures, le premier courrier tombe. Je le garderais toujours pour mes livres. Le 2e émanait d'un jeune suisse qui m'a écrit: «J'ai 17 ans. Aidez-moi à protéger les enfants qui vivent autour de moi.»

C'est un message fort. Aujourd'hui je dis que j'ai relevé le défi puisque j'ai aidé des centaines de pédophiles abstinents à ne pas passer à l'acte. La nouvelle approche qui n'était pas dans mon programme concernait l'évitement de la récidive.

Quand la première version de mon livre a été distribuée dans les bibliothèques des prisons, j'ai reçu des dizaines de courriers de pédophiles ou de pères incestueux qui ont lu mon livre et qui ont compris pourquoi ils sont passés à l'acte. Ils avaient surtout besoin de gérer ça à leur sortie de prison.

Avez-vous étudié le terrain marocain? Qu'en pensez-vous ?

C'est grâce au terrain marocain que j'ai pu affronter celui de la France. Beaucoup de gens pensent qu'en Occident, il y a plus d'abus et de tourisme sexuels. Or le problème ici c'est qu'on a plus de mal à le révéler.
Ce qui représente le chiffre noir. Quand j'ai créé l'association, j'ai reçu beaucoup de courriers de victimes marocaines qui m'expliquaient que leur vie était détruite à cause d'un abus sexuel d'un tonton ou d'un grand-père.

Il y a une semaine, un jeune homme m'a écrit pour me dire que sa tante a abusé de lui pendant 5 ans, depuis qu'il avait 6 ans jusqu'à 10 ans pour le lâcher ensuite sans qu'il sache gérer le plaisir auquel elle l'a initié. Il ne faut, donc, pas croire qu'il n'y a que des hommes qui abusent des enfants. Ici, il est beaucoup plus dur de parler d'une femme.
Il y a des mères incestueuses aussi. Heureusement qu'elles sont minoritaires.

Travaillez-vous avec des associations marocaines ?

En France, certaines associations commencent à se tourner vers moi pour une formation en vue d'intégrer ma démarche. C'est également le cas d'associations suisses, belges et canadiennes. Maintenant le Maroc et l'Algérie sont mes deux
« coups de cœur». Je suis algéro- marocaine, mais comme les faits se sont produits au Maroc, je suis plus sensible au terrain marocain.

J'ai envie d'aider les enfants. C'est un rêve qui date de longtemps. Aujourd'hui avec mes acquis, je trouve qu'il est dommage de ne pas pouvoir faire le même combat ici tout en étant en France. Mon livre n'est qu'un premier pas, un outil de travail pour les professionnels pour qu'ils aient une idée sur le pédophile, ses agissements, sa nature et aussi pour aider les pédophiles marocains à ne pas passer à l'acte.

Je n'ai pas de collaboration étroite avec les associations bien que je trouve leur travail remarquable. Depuis environ 2 mois, date de diffusion des deux reportages sur M6 et TF1 au sujet de la prostitution enfantine, je suis en contact avec des associations marocaines. En voyant ces reportages, j'ai découvert l'association «Touche pas à mon enfant». Je l'ai contactée, et tout de suite, j'ai eu des affinités avec la présidente et avons décidé de faire des projets communs pour la protection des enfants. Le volet que je vais proposer à Najat Anouar concerne la réinsertion des enfants prostitués.

Quel genre d'aide apportez-vous aux victimes ?

C'est au cas par cas. Les victimes doivent d'abord comprendre ce qui s'est passé dans leur enfance. Ce que j'essaie de faire, c'est de les sortir de leur prison de victimisation. Mais tout dépend du caractère de la victime, de sa personnalité, de la fréquence des abus et de leur nature. C'est en tenant compte de tous ces éléments que je propose une aide. J'y arrive souvent et je peux vous dire, sans prétention, que beaucoup de victimes quittent leur psy lorsqu'elles me rencontrent. C'est une véritable reconnaissance pour moi.

Au Maroc, je ne procède pas de la même manière parce que la sexualité est encore entourée de beaucoup de tabous. Mais j'ai acquis une certaine expérience pour les libérer. Ce qui est nouveau, c'est surtout la parole des garçons qui ont été initiés et qui n'osent pas dire qu'ils ressentent des attirances vis-à-vis des petits. C'est pour cela que je m'inquiète beaucoup pour les enfants prostitués conditionnés et stimulés par des relations avec des adultes. A mon sens, ils représentent des bombes à retardement pour les enfants et pour la société marocaine.

A quel moment avez-vous décidé de briser le silence ?

Je ne voulais pas en parler à ma mère parce que mon agresseur commençait à comprendre que je prenais des forces et que je me défendais. Cette période coïncidait avec notre déménagement en Algérie. Le silence s'est brisé de lui-même et, puis, lors d'une visite à une amie de la famille, j'ai repéré une attitude similaire à la mienne chez une petite fille qui était abusée par le même agresseur que moi. J'ai brisé le silence à travers cette fille et j'ai expliqué à ma mère ce qui s'est passé.

Elle a beaucoup souffert parce qu'elle a remémoré les moments où mon agresseur me donnait des cours et que je pleurais quand j'étais avec lui. Aujourd'hui, je lui dis qu'après avoir brisé le silence, elle m'a vraiment aidée parce qu'elle m'a crue et respectée. C'est grâce à ma mère que cette souffrance et ce vécu sont derrière moi. Mais toutes les victimes marocaines et algériennes n'ont pas eu la même chance que moi

Quand est-ce que vous avez revu votre agresseur ?

48 ans après, lorsque j'ai créé l'association. J'ai dit à mes filles qu'elles vont vivre une expérience de leur maman dans une autre position. C'est-à-dire celle du pot de fer alors que j'étais le pot de terre quand j'étais petite. J'ai menacé mon agresseur, non pour faire son procès ni pour l'achever, parce qu'il était déjà divorcé et séparé de ses enfants. Je lui ai demandé de venir à Casablanca pour une discussion.

Il a eu peur. C'était la première fois que j'entendais une voix faible de cet homme qui me terrorisait.

C'était un véritable monstre. D'ailleurs, je l'ai appelé (M) dans mon livre. Je lui ai dit que j'ai créé une association pour protéger les enfants des personnes comme lui. Je voulais savoir ce qu'il en pensait.

J'ai eu les avis des autres agresseurs, mais j'avais envie d'avoir le sien, lui qui n'avait aucune pitié. Il m'a dit : mais moi je t'aimais. C'est là que je lui ai répondu qu'on peut aimer des enfants et qu'il ne faut pas confondre avec le désir. Tu es un pédophile et c'est différent, lui ai-je lancé. Un pédophile qui aime mais qui est abstinent ne me dérange pas, mais un actif comme toi est un monstre. Il me dit mais je suis malade. Je lui ai répondu que cela m'importait peu. J'en ai profité pour lui dire ce que je pensais de lui quand j'étais petite.

Je lui ai révélé mon dégoût surtout lorsque je l'entendais parler de la prière et de l'Islam. Il faisait la morale à ses enfants et aux autres enfants en sachant ce qu'il me faisait subir. Il est parti avec une couleur terne et quand je suis repartie en France avec mes enfants j'ai appris qu'il a eu une attaque cardiaque.

Ce qui ne m'a pas touché parce qu'il n'a jamais demandé pardon et n'a jamais émis un seul signe de regret. En revanche, il m'arrive souvent de faire la médiatrice entre une victime et son agresseur pour lui transmettre le pardon de l'agresseur et aussi l'acceptation de la victime lorsque c'est mérité.

Comment peut-on se reconstruire après une telle expérience ?

Cela dépend. On peut se reconstruire si on a un bon compagnon. Il est vrai que mon livre peut aider les victimes à se reconstruire mais aussi les pédophiles à gérer leurs pulsions et à vivre sans récidive.

Qui est l'ange bleu ?

Je ne sais pas vraiment. C'était mon pseudo sur Internet. Quant au bleu, c'était la couleur préférée de ma fille au moment où j'ai créé l'association.
«L'ange», c'est justement le mot qu'utilisent les victimes lorsque j'arrive à les aider.
____________________________________________________

Le message de Latifa Bennari et de «l'Ange Bleu»


Mon message s'adresse aux personnes qui sont attirées par les enfants. Je voudrais leur dire que leurs actes présentent des risques et des conséquences, combien même leur victime est consentante. Il ne faut pas oublier qu'il y a une catégorie d'enfants consentants pour une relation sexuelle facile s'ils sont initiés par quelqu'un de bienveillant et d'amoureux. Parce qu'il arrive souvent qu'un pédophile soit amoureux.

Il ne faut pas porter la responsabilité de la maltraitance sexuelle à l'enfant. Il doit être informé que si un geste, qui dépasse les limites, le gêne, il doit le dire ou le refuser s'il est assez grand. Il ne faut surtout pas le rendre méfiant à l'égard de tous les adultes sinon il risque d'avoir peur et de ne pas avoir un développement normal.
Copyright Groupe le Matin © 2025